"La Danse de la réalité" : sacré Jodorowsky !

Publié le 9 juin 2013 sur OSIBouaké.org

Le Monde - 18.05.2013 - Par Franck Nouchi -

Cela faisait tout drôle de le retrouver, Alejandro Jodorowsky, quarante ans après La Montagne sacrée (1973), vingt-trois ans après Le Voleur d’arc-en-ciel (1990), son dernier film. Costume noir, cheveux et barbe blanche, souriant, ému, il était bel et bien là, samedi 18 mai sur le coup de 14 heures, face au public du Théâtre Croisette qui l’ovationnait. A quoi pensait-il, à cet instant ? A ses parents ? A ses enfants ? A sa carrière maudite ? A Dieu ? Comme des vagues ininterrompues, les applaudissements redoublaient d’intensité. Un micro. "Ce film, vous savez, je l’ai fait dans le secret le plus total. Ni interview, ni photo, ni making of. Sa naissance, c’est maintenant".

La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad) venait donc de naître et nous étions heureux. Heureux de retrouver l’un des cinéastes les plus originaux – fous, diront certains – de ce dernier demi-siècle. Heureux surtout d’avoir assisté à la projection d’un film exceptionnel. Un chef-d’œuvre ? A quoi bon se disputer, il suffirait peut-être de dire que, depuis l’Amarcord de Fellini (1973), il ne nous avait pas été donné de voir au cinéma un tel essai autobiographique.

Pour beaucoup de cinéphiles, Jodorowsky, c’est d’abord et avant tout le souvenir de La Montagne sacrée, une sorte de grand trip métaphysico-ésotérique sur le thème de la quête de l’immortalité. Les aficionados du maître, eux, se souviendront également d’El Topo, un western baroque sorti en 1970 ainsi que d’un film d’horreur tourné au Mexique en 1989, Santa Sangre. Cinéaste culte, auteur de bandes dessinées (on lui doit, ainsi qu’à Moebius, L’Incal ou Les Aventures de John Difool), poète, romancier, fabuliste, il s’est principalement illustré, ces dernières années, en tant qu’amateur et théoricien de tarot divinatoire.

AU GÉNÉRIQUE, PAS MOINS DE QUATRE JODOROWSKY

Et ce film, direz-vous ? "C’est une expérience, expliquait Jodorovsky après la projection. Une expérience vitale que j’ai menée avec beaucoup d’autres membres de ma famille". Au générique, parmi les acteurs, figurent pas moins de quatre Jodorowsky : Brontis, Alejandro, Adan et Cristobal. Auxquels il faut ajouter la créatrice des costumes, Pascale Montandon-Jodorowsky, qui n’est autre que l’épouse d’Alejandro, sans parler de la musique – la bande-son est superbe – signée Adan Jodorowsky. "Pour moi et pour ma famille, ajoute le cinéaste, ce film est comme une bombe psychologique... Il m’a permis de me réconcilier avec mon père..."

Très vite, le décor se met en place : Tocopilla, la ville natale de Jodorowsky, dans le nord du Chili, coincée entre la mer, les mines et la montagne ; la petite rue où se trouve Casa Ukrainia, la boutique de lingerie des parents du tout jeune Alejandro. Accroché au mur, trône, monumental, un portrait de Staline.

Il y a là Alejandro (joué par Jeremias Herskovits), dont on comprend vite qu’il est rejeté par les enfants de son âge parce qu’il a la peau blanche et qu’il est juif ; son père, Jaime, un communiste toujours habillé comme Staline, hanté par l’idée que son fils soit homosexuel ; et sa mère, Sara (Pamela Flores), une femme aux seins énormes qui ne s’exprime qu’en chantant, à la manière d’une cantatrice.

(c) "La Danza de la realidad", un film de et avec Alejandro Jodorowsky.

Dans la rue, face à la boutique, des manchots et des culs-de-jatte, sans doute blessés par les explosions de la mine, dansent et crient des insultes antisémites. Plus loin, vers le port, un drôle de type à moitié nu, un certain Théosophe, professe une utopie monothéiste qui verrait bien les trois religions se fondre en une seule. Quant aux congénères d’Alejandro, leur opinion est faite, proclamée lors d’une séance de masturbation collective : "Ta bite est différente ; tu es moche ; ta différence nous gêne".

UNE HALLUCINANTE RECHERCHE DU TEMPS PERDU

Jodorowsky se souvient. Il rêve, il fantasme, conviant le spectateur à une hallucinante recherche du temps perdu. L’auto-analyse n’est pas loin. "Dieu n’existe pas ! Tu meurs, et après, il n’y a plus rien ! Papa ne ment jamais !", assène son père, tout en s’adonnant à des caresses fétichistes sur un mannequin. Obsédé par son surmoi, il aspire à l’héroïsme. Aussi se met-il en tête d’aller assassiner le dictateur local, le général Ibanez. Manque de courage, confusion politique, l’épopée tourne au vinaigre : "Tu as trouvé chez Ibanez tout ce que tu admirais chez Staline", lui balance Sara.

Des sardines angoissées, des mouettes euphoriques, des hordes de gueux descendant de la montagne en une inquiétante procession, le cinéma se fait poésie. Les images – la photo est signée Jean-Marie Dreujou – sont magnifiques, jamais esthétisantes. "Je voulais que la beauté jaillisse du contenu, pas de la forme", explique Jodorowsky. Aucun mouvement de caméra inutile, juste quelques effets spéciaux comme autant de notations poétiques toujours bienvenues.

Le voyage introspectif touche à sa fin. Petit à petit, Alejandro s’est détaché de son passé mais il sent bien que son enfance est là, tapie dans son âme. Quelques minutes plus tard, seul sur la scène, Jodorowsky parle, encore et encore, de la décadence du cinéma qui devient une industrie, de ce qu’il va bientôt rester "pour les réalisateurs, les poètes, les artistes qui veulent poursuivre leur œuvre". Les applaudissements redoublent. Jodorowsky peut s’en aller danser.

- UN ENTRETIEN AVEC ALEJANDRO JODOROWSKY (réalisé à Cannes, le 19 mai, par Franck Nouchi et Olivier Clairouin)


Alejandro Jodorowsky : "Je me suis toujours... par lemondefr

Difficile d’imaginer meilleur retour. Vingt-trois ans après Le Voleur d’arc-en-ciel, son dernier film, Alejandro Jodorowsky revient avec La Danza de la Realidad, fable autobiographique longuement ovationnée lors de sa première projection à Cannes. Au même moment, un autre film réalisé par Franck Pivatch se penche sur le destin d’un projet ambitieux avorté : l’adaptation au cinéma de Dune par Jodorowsky, avant celle que l’on connaît de David Lynch.

Pour "Le Monde", l’auteur du film culte La Montagne sacrée évoque sa carrière aux multiples facettes, jette un regard sans complaisance sur le cinéma actuel - mettre un garçon dans une barque avec un tigre, c’est une bonne idée, mais moi j’aurais mis un vrai tigre -, avoue tout l’amour qu’il porte au Danois Nicolas Winding Refn (Drive) et esquisse ses futurs projets.

  • LA BANDE-ANNONCE :

Film chilien de et avec Alejandro Jodorowsky, avec Brontis Jodorowsky, Axel Jodorowsky, Pamela Flores, Jeremias Herskovits (2 h 10). Sortie le 10 juillet.

Sur le Web : www.ladanza.cl/es

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