« La guerre devient un télétravail pour employés de bureau »

Publié le 23 mai 2013 sur OSIBouaké.org

19 mai 2013 - Par Alexandra Schwartzbrod -

Dans « Théorie du drone », le philosophe Grégoire Chamayou se penche sur les questionnements juridiques et moraux soulevés par une arme qui confère une immunité physique unilatérale.

Chercheur en philosophie au CNRS, Grégoire Chamayou vient de publier Théorie du Drone, qui se veut la suite de son précédent essai, les Chasses à l’homme. Il y expose les problèmes éthiques, psychologiques et juridiques que pose cette arme des temps modernes.

Comment un philosophe en vient-il à s’intéresser aux drones ?

Le drone, c’est un « objet violent non identifié », qui met en crise les catégories de pensée traditionnelles. Un opérateur appuie sur un bouton en Virginie, et quelqu’un meurt au Pakistan. Lorsqu’elle est écartelée entre des points aussi distants, où a lieu l’action de tuer ? Cela produit des crises d’intelligibilité dont la philosophie doit rendre compte. Ce livre, Théorie du drone, est la suite du précédent, les Chasses à l’homme : le drone armé est l’emblème des chasses à l’homme militarisées contemporaines. Et certains philosophes travaillent, aux Etats-Unis et en Israël, main dans la main avec les militaires pour développer ce que j’appelle une « nécroéthique » visant à justifier les assassinats ciblés. Il y a donc urgence à répliquer. Quand l’éthique est enrôlée dans l’effort de guerre, la philosophie devient un champ de bataille.

Les militaires auraient à ce point besoin de justifier l’usage des drones ?

Le drone apparaît comme l’arme du lâche, celui qui refuse de s’exposer. Il ne requiert aucun courage, il désactive le combat. Cela provoque des crises profondes dans les valeurs guerrières. Or les militaires ont besoin de justifications. C’est là qu’interviennent les « éthiciens militaires » : leurs discours servent à abaisser les coûts réputationnels associés à l’emploi d’une arme perçue comme odieuse. Et ceci quitte à mettre le sens des mots sur la tête, puisqu’ils affirment que le drone - engin sans homme à son bord - est la plus humaine des armes…

Comment les Américains en sont-ils venus à développer l’usage des drones ?

Après le 11 Septembre, Bush déclarait que les Etats-Unis étaient entrés dans une nouvelle forme de guerre : une chasse à l’homme internationale. Ce n’était pas qu’un slogan. Des stratèges ont défini la doctrine correspondante. Une doctrine non plus axée sur le combat, mais sur la traque. L’idée est de s’arroger le droit de poursuivre les proies partout dans le monde, au mépris des frontières. Le drone « chasseur tueur » est aujourd’hui l’instrument de la doctrine antiterroriste officieuse de la Maison Blanche : tuer plutôt que capturer. Avec un drone, vous ne pouvez pas faire de prisonnier. Quand Obama dit qu’il veut fermer Guantánamo, c’est qu’il a choisi le drone Predator à la place. On règle le problème de la détention arbitraire par l’exécution extrajudiciaire.

La question qui se pose, c’est celle du droit de tuer du souverain démocratique. Depuis que les drones ont servi à tuer des citoyens américains, le débat est très vif aux Etats-Unis. A partir du moment où, hors du cadre de la légitime défense, on peut tuer ses propres citoyens à l’étranger, où est la limite ? Est-ce que ce type d’armes peut, par exemple, être utilisé sur le territoire national ? Les projets de drones policiers pointent leur nez… C’est ainsi qu’on voit se constituer, aux Etats-Unis, un arc contestataire large, rassemblant les défenseurs des libertés, la gauche antiguerre, mais aussi la droite libertarienne.

En France, étrangement, il n’y a pas de débat sur le sujet…

L’opinion publique est très peu informée. Pourtant, Jean-Yves Le Drian veut acheter des Reaper américains, c’est-à-dire des drones chasseurs-tueurs, pas des drones de surveillance ! Ils seront vendus non armés, nous dit-on, mais c’est la condition pour accélérer la procédure d’exportation. Il suffira de les équiper ensuite. Et ce qui m’inquiète, c’est que ce type de décisions ne fait pas débat. Si un ministre de la Défense avait annoncé son intention d’importer les techniques de torture de la CIA, il aurait provoqué un tollé ! Un gouvernement ne peut pas décider d’adopter de telles armes sans débat. Y compris dans le détail, il y a des questions qui se posent : qui va former les opérateurs ? Depuis quel pays vont-ils commander leurs appareils ? S’ils sont formés par les Américains, cela signifie-t-il que la France va adopter le même genre de stratégie ?

A quelle stratégie faites-vous allusion ?

Le drone est devenu l’arme par excellence de la guerre contre-insurrectionnelle à l’américaine. On passe d’un paradigme terrestro-centré à un modèle aéro-centré : contrôle par les airs plutôt qu’occupation. On le sait peu en France, mais il y a actuellement un débat intense parmi les stratèges américains de la contre-insurrection. Certains demandent même un moratoire sur l’usage des drones, à l’image de David Kilcullen, ancien conseiller du général Petraeus. Leur inquiétude, c’est qu’on est en train de remplacer une stratégie par un gadget, en sous-estimant les effets contre-productifs sur les populations. En imposant une terreur indiscriminée, les drones, inaptes à « gagner les cœurs et les esprits », alimentent paradoxalement la menace que l’on prétend éradiquer. Ce que rétorquent les partisans de la contre-insurrection par les airs, c’est qu’il suffit de « tondre » régulièrement : dès que des têtes repoussent, on les tue. On promet une guerre sans défaite, mais ce sera aussi une guerre sans victoire…

A-t-on assez de recul sur cette forme de guerre pour pouvoir en tirer des enseignements ?

Oui, en un sens, on a la chance d’avoir plus de dix ans de recul. Au Kosovo, en 1999, le drone n’était qu’un instrument de surveillance et de reconnaissance. Le Predator repérait les cibles, mais il ne pouvait pas tirer. C’est là qu’émerge l’idée de l’équiper de missiles antichars. Au moment du 11 Septembre, l’arme était prête, le Predator était devenu un prédateur. Or cette généalogie est très instructive : le Kosovo, c’est la guerre aérienne à zéro mort dans son camp. L’Otan avait décidé de faire voler ses avions à 15 000 pieds [environ 4 500 m, ndlr], hors d’atteinte des tirs ennemis, au détriment de la précision des frappes : on mettait les vies des pilotes au-dessus des vies des civils kosovars qu’on était censés protéger. Les théoriciens de la guerre juste furent scandalisés par ce nouveau principe d’immunité du combattant national. Le philosophe Michael Walzer s’interrogeait à l’époque : la guerre sans risques est-elle permise ? Il citait Camus : on ne peut pas tuer si on n’est pas prêt à mourir. Il y a une crise métajuridique du droit de tuer.

Qu’entendez-vous par là ?

La guerre se définit comme un moment durant lequel, sous certaines conditions, l’homicide est décriminalisé. Si l’on concède à l’ennemi le droit de nous tuer impunément, c’est parce que l’on entend avoir le même droit à son égard. Cela se fonde sur un rapport de réciprocité. Mais que se passe-t-il lorsque cette réciprocité est annulée a priori, dans sa possibilité même ? La guerre dégénère en abattage, en exécution.

Une question se pose pour l’administration américaine : dans quel cadre légal ces frappes ont-elles lieu ? Quand on le lui demande, elle refuse de répondre. Du coup, quels seraient les cadres légaux envisageables ? Il y en a juste deux. Le premier, c’est le droit des conflits armés, où l’usage d’armes de guerre n’est licite que dans des zones de conflit armé. Le problème, c’est que les frappes américaines au Yémen, au Pakistan, etc., ont lieu hors zone de guerre. Autre principe : il est interdit à des civils de prendre part à des conflits armés. Or, une grande partie des frappes de drones, aux Etats-Unis, sont opérées par des gens de la CIA (des civils). Ils pourraient donc être poursuivis comme criminels de guerre. Le second cadre possible, c’est le law enforcement, en gros, le droit de police. Mais, là, il faut une gradation dans la force : capturer plutôt que tuer - n’utiliser la force létale qu’en dernière extrémité, face à une menace directe, écrasante, imminente. Or, avec le drone, il n’y a pas de gradation possible : soit on s’abstient, soit on tue. L’administration américaine est prise dans un dilemme juridique, d’où son silence gêné…

Mais la précision des drones ne permet-elle pas de mieux cibler ?

Le droit des conflits armés impose aux belligérants de ne cibler directement que des combattants, pas des civils. Les partisans des drones affirment que, grâce à leur « veille persistante », ils permettent de mieux établir cette distinction. Sauf que, lorsqu’on remplace les troupes au sol par des drones, il n’y a plus de combat. A quoi peut-on alors voir la différence, à l’écran, entre la silhouette d’un non-combattant et celle d’un combattant sans combat ? A rien. On ne peut plus la constater, seulement la soupçonner. De fait, la majorité des frappes américaines ont lieu contre des individus dont on ne connaît pas l’identité exacte. En croisant des cartes d’itinéraires, des relevés d’appels téléphoniques, on établit des profils. C’est la méthode du pattern of life analysis : votre mode de vie nous dit qu’il y a, mettons, 90% de chance que vous soyez un militant hostile, donc nous avons le droit de vous tuer. Mais là, on glisse dangereusement de la catégorie de combattants, à celle, très élastique, de militants présumés. Cette technique de ciblage implique d’éroder le principe de distinction, pierre angulaire du droit international.

Est-ce là le seul danger ?

Un des principaux arguments des politiques, c’est la préservation des vies nationales : même les militaires ne mourront plus ! Mais, à partir du moment où les vies militaires se dérobent à l’ennemi, sur quel type de cibles les représailles vont-elles se déplacer ? Sur les civils… Des attentats par drone amateur, à moyen terme, c’est un scénario vraisemblable…

Il y a aussi la question du contrôle démocratique. Kant dit que la décision de la guerre doit être prise par les citoyens. Parce qu’ils sont les instruments de la guerre, comme ils en paieront le prix, ils vont décider avec circonspection, et limiter le recours à la force armée. C’est la théorie, très optimiste, du pacifisme démocratique. Mais vous voyez que le drone perturbe ce beau schéma. Quand un agent peut externaliser les coûts de sa décision, il tend à décider à la légère : c’est l’effet pervers de « l’aléa moral ». La théorie du pacifisme démocratique se retourne alors en militarisme démocratique. Le drone apparaît en ce sens aussi comme un remède aux contestations politiques internes des guerres impériales. Les stratèges américains qui ont préconisé la généralisation de ces armes avaient clairement cet agenda en tête après les échecs au Vietnam. L’engouement pour cette arme fait aussi penser aux jeux vidéo…

Il y a en effet tout un discours qui critique la « mentalité Playstation » des opérateurs de drones mais, pour moi, c’est un cliché, j’essaie d’affiner l’analyse. Souvent, quand on fait cette critique, on ajoute : « Ils ne savent pas qu’ils tuent ». Il est évident qu’ils savent qu’ils tuent ! La question, c’est plutôt : à partir de quel savoir le savent-ils ? En quoi cette technique produit-elle une forme d’expérience spécifique de l’homicide ? Il y a des effets d’amortisseur moral : on voit juste assez pour tuer, mais pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le regard de l’autre. C’est une expérience disloquée, hémiplégique. Les opérateurs cloisonnent, ils tuent la journée et rentrent à la maison le soir. La guerre devient un télétravail, accompli par des employés de bureau, très loin des images à la Top Gun. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les premières contestations du drone aient été le fait de pilotes de l’Air Force. Ils refusaient la déqualification de leur travail, mais ils luttaient aussi pour le maintien de leur prestige viril…

A propos de virilité, le nom technique donné au drone prête à sourire, si l’on peut dire…

Les noms sont révélateurs. Predator, c’est le prédateur, Reaper, la faucheuse. Ce sont des images de bêtes de proie. Il y a aussi ce tee-shirt à la gloire du Predator sur lequel on peut lire : « Vous pouvez toujours courir, mais vous mourrez fatigué. » En anglais, drone se dit unmanned vehicle, ce qui signifie littéralement « des-hommé », mais on pourrait dire aussi « dévirilisé ». Il est en effet cocasse qu’une catégorie de drones ait été baptisée « Male », pour Medium Altitude Long Endurance en anglais (moyenne altitude et longue endurance en français)… Une étiquette prometteuse, sans doute, mais cela suffira-t-il à les faire accepter ?

  • Grégoire Chamayou, Théorie du drone, éditions la Fabrique, 364 pp., 14 €.

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