La Pasionaria, l’Egérie, la Muse, la Mère, la Madone

Publié le 13 mai 2013 sur OSIBouaké.org

Les nouvelles news - 09/06/11 - par Béatrice Toulon

A l’occasion de nos rencontres autour de la place des femmes dans les médias, ce 9 juin, Marie-Joseph Bertini [1] explique comment les médias remettent les femmes à "leur place". En dépit des évolutions de la société, les stéréotypes perdurent et rendent l’accès au pouvoir impossible pour les femmes. Marie-Joseph Bertini, est philosophe et essayiste sur les médias, la construction des normes de genre et les nouvelles formes de sociabilité.

Le rapport Reiser de 2008 sur l’image des femmes dans les médias souligne l’infériorité spectaculaire de leur représentation, que ce soit en terme de présence, de statut social, de statut professionnel. La faute aux journalistes ?

Ce n’est pas une question de « faute » des journalistes mais plutôt de contraintes, d’influences qu’ils subissent par des forces complémentaires et croisées. Je m’explique. Dès les années 50, les spécialistes anglo-saxons des médias ont montré que les journalistes comme tous les individus appartiennent à des groupes primaires, à savoir la famille, la communauté, les réseaux de solidarité etc. Ces groupes influencent leur vision et leur interprétation du monde. De plus, ces groupes sont eux-mêmes influencés par le contexte social dont ils dépendent. Tout cela fait que les journalistes ne sont pas plus aptes que les autres catégories d’individus ou corporations professionnelles à s’extraire des effets de ces influences qu’on appelle « boucles de rétroaction ».

L’arrivée des femmes journalistes n’a pas changé grand-chose. N’est-ce pas un paradoxe ?

La question de la responsabilité des femmes journalistes est plus complexe. Elle relève d’un double phénomène redoutablement efficace. Le premier, c’est la question de l’appartenance que je viens d’expliquer et qui concerne les femmes comme les hommes. Le second concerne la nécessité faite aux femmes, par la culture, d’intérioriser les normes de domination sociale et professionnelle masculine. Pierre Bourdieu a bien expliqué que ces normes sont d’autant plus efficaces qu’elles sont invisibles et semblent coïncider avec l’ordre même des choses, c’est-à-dire avec l’ordre symbolique. Les femmes journalistes véhiculent elles aussi cette « doxa », ces habitudes de pensée et d’action produites par des représentations figées, donc des stéréotypes et des préjugés. On pourrait parler de « responsabilité » des journalistes femmes puisqu’elles entretiennent un système médiatique qui lui-même entretient des stéréotypes qui leur portent préjudice en tant que femmes et qui, au mieux, les ignore et au pire les nie. Mais les choses sont complexes. Un exemple : on a demandé à des journalistes femmes pourquoi elles publiaient de longs portraits de parcours masculins dans leur journal (concrètement dans Le Monde) et si peu de parcours de femmes. Elles ont répondu que les hommes acceptent aussitôt l’honneur qui leur est fait, alors que les femmes se perdent dans des interrogations sans fin où transparaît leur sentiment étrange que ni leur personne, ni leur carrière, ne sauraient mériter autant d’attention. Le résultat c’est l’addition de l’auto-censure des femmes interviewées, produite par l’intériorisation de la domination de la norme masculine, et celle des stéréotypes véhiculés par les intervieweuses. Ce sont des armes formidables que les femmes réussissent à tourner contre elles-mêmes et qui conduisent à la quasi inexistence des femmes dans le paysage médiatique, hormis les rubriques Beauté, Santé et Famille. Année après année, les études montrent que les choses se contentent à peine de frémir.

Dans un livre passionnant et un peu effarant, " Femmes. Le pouvoir impossible", (Ed. Pauvert / Fayard) vous démontrez que les medias recourent toujours aux mêmes clichés, cinq en tout, pour parler des femmes quelles qu’elles soient, quoi qu’elles fassent…lesquels ?

Pendant plusieurs années j’ai étudié des centaines d’articles de presse écrite française, issus de trois quotidiens nationaux (Le Monde, Libération, Le Figaro) et de deux hebdomadaires généralistes (l’Express et le Nouvel Observateur). Et j’ai pu montrer que l’ensemble des actions entreprises par les femmes étaient relatées dans ces médias suivant un nombre très limité de formules-clef, de clichés, cinq au total, que j’ai appelées les « figures de l’agir féminin » : l’Egérie, la Muse, la Mère, la Madone et enfin, la plus fréquente, la Pasionaria. Et j’ai montré que ces expressions médiatiques, constituent autant de moyen de maintenir les femmes au plus près de leurs fonctions dites "naturelles", c’est-à-dire le maternage, l’inspiration, la médiation, quand ce ne sont pas leurs glandes, leur « ubris », c’est-à-dire cette démesure passionnée qui leur ôte tout contrôle sur elles-mêmes et donc toute prétention à contrôler les autres et à exercer de véritables pouvoirs.

Est-ce toujours vrai, là, en 2011 ?

Toujours vrai ? Allez faire un tour dans le moteur de recherche de l’Express. Je vous assure que c’est très éclairant sur la pérennité et l’efficacité de cette morale médiatique qui dit en substance : laissons les femmes là où elles ont toujours été et à ce qu’elle ont toujours su faire. Quelques exemples :

  • Le 21 Avril 2011 sous la plume de Marie Simon et de Nicole Nogrette, Sarah Palin est présentée comme "l’égérie des Tea Party".
  • Le 11 Avril 2011, Géraldine Dormoy nous parle d’Isabella Blow, "muse" et mécène du couturier Mc Queen.
  • Le 18 Mars 2009, Martine Aubry se voit gratifiée par LudovicVigogne de l’éternelle étiquette de "mère des 35 heures".
  • Le 24 Avril 2011, Ségolène Royal n’échappe pas à l’appellation "madone des plateaux" (article non signé).
  • Le 23 Mars 2011, Marianne Payot qualifie Lina ben Mhenni, blogueuse tunisienne, de l’épithète "pasionaria du net".

Il s’agit là de simples exemples qui pourraient être multipliés par cent et par mille, quel que soit le support de presse choisi. Cela vaut mieux qu’un long discours, non ?

Les choses peuvent-elles changer avec les nouvelles générations de journalistes, l’arrivée plus massive de filles dans le métier, du bousculement de la hiérarchie des infos ?

Les exemples que je viens de donner ont tendance à me rendre pessimiste. Il est manifeste que les choses ne bougent pas, ou à peine. Regardons de plus près la sociologie des journalistes : un étudiant sur deux en école de journalisme en France aujourd’hui est une fille, ce qui semble de bon augure sur ce sujet. Toutefois ce chiffre doit être tempéré par d’autres indicateurs, beaucoup plus révélateurs (issus des enquêtes réalisés à intervalles réguliers par l’AFJ, association des femmes journalistes, et par le Global Média Monitoring Project, observatoire international) : Seules 28% des journalistes femmes traitent des questions d’actualité en France, contre 41% en moyenne mondiale ; les journalistes hommes monopolisent en France les domaines médiatiques nobles (économie, politique), tandis que les journalistes femmes sont sur-représentées dans les domaines dits féminins (santé, école, enfance…). Et les rédacteurs en chef et responsables de service des médias restent très majoritairement des hommes.

Je pourrais même être provocatrice en affirmant que les femmes journalistes sont beaucoup plus présentes dans les médias du monde arabe, sur des chaînes de télévision comme Al Jazeera par exemple, qu’à France Télévision, à TF1 ou à M6. C’est un fait. Un exemple éclairant : en février dernier lorsque Boris Boillon, fraîchement nommé ambassadeur à Tunis, fit sa première conférence de presse qui fit couler beaucoup d’encre, les spectateurs français ont pu voir que sur la douzaine de journalistes qui l’interviewaient sans ménagement, les trois-quarts étaient des femmes. Et même des jeunes femmes. Regardez maintenant la composition d’un plateau d’émission française composé de journalistes. "C dans l’air » est un modèle du genre : jamais de femmes ou presque. Notre pays souffre d’une organisation sociale rétrograde et sclérosante.

Y-t-il un espoir avec les nouveaux supports, les blogs où les traditions ne devraient pas peser ?

Là aussi, commençons par doucher notre enthousiasme : la quasi-totalité des bloggeurs influents sont des hommes. Les femmes possèdent et animent peu de blogs. Et quand elles le font, ce sont des blogs essentiellement concernés par la dimension du "care" : famille, couple, amour, enfants, santé… C’est une nouvelle preuve de cette auto-censure que l’on a évoquée : les réseaux numériques que j’étudie de très près, sont des espaces naturellement libres et ouverts. Ils ne requièrent aucune forme de surveillance ou de contrôle masculin. Et pourtant, les femmes rechignent à s’en emparer, à en faire les outils d’une prise de parole autonome qui serait aussi une prise de pouvoir, un affranchissement des contraintes professionnelles et sociales dont elles souffrent et dont elles sont pourtant les alliées objectives. Le chemin est long et se fait trop souvent sans les femmes, du moins sans leur acquiescement plein et assumé à un nouvel ordre des choses. La phrase qui revient comme une antienne aujourd’hui dans la bouche des femmes trentenaires est limpide : "Je ne suis pas féministe, mais". Avant de revendiquer quoique ce soit, elles s’assurent de donner à la société les gages d’une autonomisation toute relative, elles veillent à ne pas trop affirmer une liberté qui leur échappe d’autant plus qu’elle reste toujours à conquérir, alors même que beaucoup de ces jeunes femmes la croient acquise. C’est à elles, surtout, qu’il faut dire que le féminisme est un humanisme et que son projet et son principe sont les plus beaux qui soient : donner aux filles les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’aux garçons, construire un monde dans lequel elles puissent vivre en égale dignité avec eux.

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[1] Marie-Joseph Bertini est Professeur des Universités, Habilitée à diriger les Recherches en Sciences de l’information et de la communication, à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Directrice du Département Sciences de la Communication (1300 étudiants), Directrice du Master 2 Recherche Information Communication et Cultures, Directrice de recherches au Laboratoire I3M (Information, Milieux, Médiations et Médias), elle développe des travaux portant notamment sur la construction des normes de Genre et sur les nouvelles formes de sociabilité. Spécialiste des usages culturels, sociaux et politiques du Genre, elle a publié notamment "Femmes. Le pouvoir impossible"(Paris, éditions Pauvert / Fayard), "Cachez ce sexe que je ne saurais voir" (Paris, éditions Dis Voir) et "Ni d’Eve ni d’Adam. Défaire la différence des sexes" (Paris, éditions Max Milo).