"Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes", de Luc Boltanski

Publié le 16 août 2012 sur OSIBouaké.org

OSI Bouaké - 16 août 2012 - SD -

Présentation de l’éditeur

Pourquoi, au tournant des XIXe et XXe siècles, observe-t-on tour à tour : le développement du roman policier, dont le coeur est l’enquête, et du roman d’espionnage, qui a pour sujet le complot ; l’invention, par la psychiatrie, de la paranoïa, dont l’un des symptômes principaux est la tendance à entreprendre des enquêtes interminables, prolongées jusqu’au délire ; l’orientation nouvelle de la science politique qui, se saisissant de la problématique de la paranoïa, la déplace du plan psychique sur le plan social et prend pour objet l’explication des événements historiques par les " théories du complot " ; la sociologie, enfin, qui se dote de formes spécifiques de causalité - dites sociales -, pour détermine les entités, individuelles ou collectives, auxquelles peuvent être attribués les événements qui ponctuent la vie des personnes, celle des groupes, ou encore le cours de l’histoire ?

La raison en est la conjoncture nouvelle que créent de profonds changements dans la façon dont est instaurée la réalité sociale. C’est à l’Etat-nation, tel qu’il se développe à la fin du XIX° siècle, que l’on doit le projet d’organiser et d’unifier la réalité pour une population et sur un territoire. Mais ce projet, proprement démiurgique, se heurte à une pluralité d’obstacles parmi lesquels le développement du capitalisme, qui se joue des frontières nationales, occupe une place centrale.

Ainsi la figure du complot focalise des soupçons qui concernent l’exercice du pouvoir : où se trouve réellement le pouvoir et qui le détient, en réalité ? Les autorités étatiques, qui sont censées en assumer la charge, ou d’autres instances, agissant dans l’ombre, banquiers, anarchistes, sociétés secrètes, classe dominante, etc. ? Ainsi s’échafaudent des ontologies politiques qui tablent sur une réalité doublement distribuée : à une réalité officielle, mais de surface et sans doute illusoire, s’oppose une réalité profonde, cachée, menaçante, officieuse, mais bien plus réelle. Roman policier et roman d’espionnage, paranoïa et sociologie - inventions à peu près concomitantes - sont solidaires d’une façon nouvelle de problématiser la réalité et de travailler les contradictions qui l’habitent. Les aventures du conflit entre ces deux réalités - réalité de surface contre réalité réelle- constitue le fil directeur de l’ouvrage.

  • Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, « nrf essais », 2012. 23,90 €.

Le délicieux [compte-rendu de Bruno Latour [1] sur ce livre pour Philosophie magazine Février 2012->http://bruno-latour.fr/sites/defaul...].

« Tout le monde est suspect ; tout le monde est à vendre ; rien n’est vrai ».

Vous vous rappelez peut-être l’énorme slogan qui barrait l’affiche d’un assez mauvais film venu d’Hollywood, Usual Suspects : « Tout le monde est suspect ; tout le monde est à vendre ; rien n’est vrai ». Comment allons-nous faire, nous les personnes ordinaires, pour nous débrouiller dans ce monde d’embrouilles, de manipulations et de faux semblants ? La solution classique semble frappée au coin du bon sens : nous allons mener des enquêtes pour commencer à y voir un peu plus clair et distinguer le vrai du faux.

Seulement voilà, depuis quelque temps, ces enquêtes risquent de devenir interminables. Pourquoi ? Mais parce que les faits ne parlent jamais d’eux-mêmes, et que, si les manipulateurs sont assez habiles, ils vont s’arranger pour planter des indices destinés à nous égarer. C’est évidemment le cas des romans policiers : tout y est fait pour tromper le lecteur qui tente de suivre à la trace le détective (Sherlock Holmes) ou l’enquêteur (Simenon), mais cette trace, brouillée par le démiurge écrivain, il est à peu près sûr de la perdre. C’est le cas aussi des espions, soit des « vrais » espions dont le but est de résister à toute détection, soit des « faux » espions, héros des romans d’espionnage et qui se trouvent toujours aux prises avec des mensonges d’Etat.

Mais c’est aussi le cas de ceux qui découvrent, à force d’enquêtes, la présence plus ou moins occulte des manipulateurs et des démiurges qui ont voulu sciemment nous tromper. Pourquoi une telle révélation ne parvient-elle jamais à terminer l’enquête ? Mais parce qu’on ne sait plus si ceux qui mettent à jour de telles manipulations ne cèdent pas trop vite à ce qu’on appelle des « théories du complot ». Ces enquêteurs-là ressemblent furieusement à des paranoïaques. Loin de nous éclairer, ne risquent-ils pas d’ajouter encore une couche de plus aux manipulations ?

C’est en ce point que la recherche de la vérité se complique encore, que l’enquête se met à tourner en rond, qu’elle devient vraiment interminable. Le mot même de « théorie du complot » affole les plus perspicaces : d’abord parce qu’il y a en effet de vrais complots, la presse et la justice en débusquent tous les jours ; mais surtout parce que, en accusant les « donneurs d’alertes » d’être des paranoïaques, on risque de rendre impossible la détection des véritables complots et la dénonciation des véritables comploteurs.

C’est en ce point précis qu’apparaissent et la sociologie et le sociologue le plus attentif, depuis quarante ans, aux subtilités de l’exercice critique. Ce livre surprenant de Luc Boltanski, bien qu’il s’appuie sur l’analyse fine des romans policiers et des romans d’espionnage, est bien un livre de critique, mais pas de critique littéraire. La critique dont il s’agit, c’est la paralysie de l’esprit critique. Tout se passe, d’après l’auteur, comme si plus aucun sociologue ne pouvait mener l’enquête sur les tenants et les aboutissants des scandales que tout le monde observe mais que personne ne peut plus dénoncer, sans se faire accuser, à son tour, de « céder aux théories du complot ».

Et pourtant, la sociologie, depuis cent cinquante ans, a bien appris comment repérer derrière les pratiques ordinaires ou sous les apparences les plus innocentes, l’action dissimulée de forces que l’on ne pourra jamais combattre si l’on ne peut pas d’abord les exposer publiquement. Mais voilà, on a jeté un sort sur cette discipline et ses pratiques d’enquête : « faire référence à une entité collective et faire référence à une conspiration sont traités comme s’il s’agissait de deux opérations équivalentes » (p. 331).

Dans Enigmes et complots, Boltanski reprend, mais d’une façon plus ironique et avec plus de recul grâce au truchement de la littérature, le projet poursuivi dans De la critique : pourquoi ne peut-on plus dénoncer durablement les injustices ? Pourquoi s’est-on privé de l’arme de la critique ? Comme l’indique le sous-titre — « enquête à propos d’enquêtes »—, l’ouvrage rassemble des dossiers divers dont la continuité n’est pas toujours assurée mais qui tous portent sur la même question : « Si le signe le plus notoire auquel on reconnaît les personnes accusées d’être paranoïaques, est le fait qu’elles attribuent des événements, historiques ou personnels, à l’action d’entités de grande taille, auxquelles elles confèrent une sorte d’intentionnalité et des capacités d’action, comment faut-il s’y prendre pour que des accusations similaires ne soient pas portées contre des sociologues ? » (p. 319). Tout est là : protéger les capacités de la sociologie (et des sciences sociales) contre la contre-accusation portée contre elle par les forces cachées du néolibéralisme (encore un complot possible ?) sans que ses dénonciations savantes ne soient elles-mêmes frappées d’interdit. D’où la partie la plus originale de ce travail : comment distinguer, dans la manière même dont les enquêtes sont menées, celles qui mènent au vérifié vraisemblable et celles qui alimentent les « théories du complot » ? Périlleuse entreprise d’épistémologie pratique : comment distinguer le réalisme de l’enquête avec l’affabulation qui se donne toutes les apparences du positivisme le plus exigeant ? Les climatologues aux prises avec les climato-sceptiques savent combien la confusion des styles de preuves est délicate : sous le manteau de l’empirisme se cachent le sain scepticisme aussi bien que les lobbies du pétrole…

Questions que l’auteur poursuit depuis toujours mais qu’il mêle ici avec le talent du poète qu’il a toujours rêvé d’être, auquel il ajoute un humour dévastateur. Mais la pointe du livre demeure un cri, le cri de celui qui veut dénoncer les injustices et qui ne comprend pas qu’on accuse le prophète d’être un paranoïaque à enfermer avec toutes les autres Cassandres. Dédié à son fils journaliste et conclu par une note sur les « dix de Tarnac » « faussement accusés » par de « vrais comploteurs » d’être des comploteurs, ce très beau livre, à défaut de réconcilier avec la critique, en réconciliera plus d’un avec l’exercice de la sociologie et de la littérature de la critique.


Boltanski, fin limier

Blog Médiapart - 16 Mars 2012 - Par Jacques Dubois

En 1989, dans Mythes, emblèmes, traces, l’historien italien Carlo Ginzburg se risquait à un rapprochement étonnant entre psychanalyse et roman policier, nés tous deux au tournant des XIXe et XXe siècles. De concert, montrait-il, Sigmund Freud et Conan Doyle avaient ouvert à un nouveau paradigme, indexé sur toute forme de trace : le lapsus d’un côté, l’indice de l’autre s’y révélaient, façon indirecte mais judicieuse d’atteindre au sens ou à la vérité. Le sociologue Luc Boltanski reprend la question dans son passionnant Énigmes et complots, récemment paru.

Se trouvent cette fois mis en rapport étroit pour la même époque le roman policier et le roman d’investigation, la paranoïa alors nouvellement identifiée, la théorie du complot en politique et enfin la sociologie elle-même et ses méthodes d’enquête. Incluant un aspect indiciel, cet autre paradigme serait de l’ordre d’un doute, d’une suspicion valant comme principe d’investigation –pour le meilleur et pour le pire en quelque sorte. Ce qui revient à dire qu’en maints domaines, notre époque depuis un bon siècle s’illustre par une recherche de l’explication qui ne fait plus confiance à cette réalité de surface qu’est la réalité « officielle » mais va chercher l’explication dans des causalités masquées ou refoulées. Et voilà qui donne quatre types d’enquêtes que Boltanski passe en revue avec un grand luxe d’arguments et d’exemples. Ce sera donc l’enquête fictionnelle du récit policier et du roman d’espionnage, l’enquête journalistique à laquelle l’ouvrage s’attarde peu, les investigations suspicieuses de type paranoïde et enfin l’enquête sociologique sur laquelle Luc Boltanski ne semble pas entretenir trop d’illusions.

Mais la sociologie de Boltanski n’en demeure pas moins conquérante, et surtout lorsqu’elle se tourne vers des fictions littéraires. Ainsi de la superbe comparaison que mène l’auteur entre ces deux grandes figures du roman d’énigme que furent et que demeurent Sherlock Holmes et le commissaire Maigret. Ce sont deux sociétés bien différentes qui se parlent à travers ces « héros ». Dans une Angleterre encore victorienne, Holmes serait ainsi par excellence le détective indépendant chargé de protéger la vie privée de familles respectables ; ce ne sont pas tant leurs domestiques que celles-ci ont à craindre (car, dans les romans de Doyle comme chez Proust, on ne sort guère du cercle maîtres et domestiques) que des intrusions plus ou moins extérieures (la jeune femme déclassée engagée comme gouvernante) telles qu’elles menacent l’ordre régnant. Or, le policier d’État n’a pas le tact requis pour régler de telles affaires. Seul le « privé » façon Holmes fait preuve de la délicatesse voulue et protège à souhait la hiérarchie sociale. Du côté français, en revanche, le policier sera bien autre et d’abord parce qu’il est fonctionnaire. Ainsi du brave Maigret, qui n’a pas à protéger une élite mais à veiller à la normalisation en douce de milieux divers en débusquant anomalies et infractions. En fait, le commissaire cumule les deux rôles que sépare le roman anglais : il agit en fonctionnaire mais le fait avec une humanité bonhomme qui est celle de la petite bourgeoisie dont il provient. « C’est dans la mesure où il incarne de façon paradigmatique la double identité de l’être administratif français, c’est-à-dire qu’il est, sous un certain rapport un fonctionnaire discipliné et, sous un autre rapport, tout bonnement un brave homme […] que Maigret est qualifié pour mener des enquêtes de terrain » (p. 139) La belle analyse que fait Boltanski du héros de Simenon me semble toutefois dérailler lorsqu’elle fait de ce dernier un homme de droite mâtiné de sadisme. Premier héros du récit d’enquête à rapporter à la société la culpabilité de l’individu –et démocrate en cela–, Jules Maigret méritait plus d’égards.

Autre chapitre passionnant, celui que Boltanski consacre à « l’interminable enquête des paranoïaques ». Très tôt, la paranoïa, rappelle-t-il, a été identifiée à une maladie mentale de caractère social. L’auteru rappelle la contribution décisive de Max Scheler à la connaissance de « l’homme du ressentiment ». Et ceci désigne notamment, dans nos sociétés, des intellectuels qui, n’ayant pas obtenu la place convoitée, développent une suspicion obsessionnelle qui vire facilement au nihilisme. C’est là le terrain où naissent les théories du complot, comme on les voit fleurir aujourd’hui encore aux États-Unis, en France ou ailleurs.

En revanche, une certaine forme de soupçon est professionnellement utile si l’on est juge d’instruction, journaliste d’investigation ou sociologue, tous ayant à débusquer des « vérités » cachées. L’auteur ne rapproche pourtant ces fonctions que pour mieux les distinguer, se demandant par exemple et, textes à l’appui, ce qui différencie le reportage de l’enquête sociale. Partant de quoi, il passe à la confrontation de différentes théories sociologiques pour noter que ce qui embarrasse la science sociale est d’opérer sur les entités collectives que lui procure l’usage commun, ce qui n’est guère se dégager des données d’évidence. Comment, dans ces conditions, échapper, s’agissant des classes dirigeantes et des grands pouvoirs, à des versions diverses de la « théorie du complot » ? Bourdieu s’en tirait, rappelle Boltanski, en décrivant la connivence des dominants sous forme d’une « orchestration sans chef d’orchestre ». Mais, dans cette partie finale de l’ouvrage, nous sommes entrés dans le débat de spécialistes.

De ce livre puissant et généreux qu’est Énigmes et complots, on retiendra bien des choses mais peut-être surtout la confiance qu’il fait à la fiction. C’est qu’à sa manière, il reconnaît dans les formes variées du récit d’énigme, dérivé du grand roman social antérieur, la littérature de notre temps.

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[1] Sciences Po