Au lycée, des sciences sociales pour former les citoyens

Publié le 14 juillet 2012 sur OSIBouaké.org

Le Monde.fr - 13 Juillet 2012 - Alors que la nouvelle mandature s’est fixée comme priorité la jeunesse, et que s’ouvre une large concertation sur la refondation de l’école, il convient d’interroger à nouveau les finalités que doit poursuivre l’institution scolaire à chaque niveau d’enseignement. Dès son article premier, le code de l’Education assure le droit à chaque jeune d’acquérir une culture générale et d’exercer sa citoyenneté. Au lycée, les sciences sociales se doivent naturellement de participer pleinement à ces objectifs. Mais aujourd’hui, cet idéal ne peut être atteint sans revenir sur plusieurs réformes qui ont profondément affecté les sciences économiques et sociales (SES) ces dernières années.

Débats interdits ?

Parce qu’il sanctionne la fin de l’enseignement secondaire et constitue le premier grade universitaire, le baccalauréat revêt des enjeux éminemment symboliques. Mais il est aussi un miroir, même déformant, des objectifs que l’école assigne à la formation des élèves. A cet égard, la nouvelle épreuve de SES censée s’appliquer à compter de la session de juin 2013 est particulièrement éloquente. En interdisant les sujets qui suggèreraient aux élèves de répondre sous forme de débat argumenté, elle marque une régression profonde. "Augmenter le SMIC nuit-­il à l’emploi ?", "L’école favorise ?t-­elle la mobilité sociale ?" : autant de sujets désormais impossibles.

Autant de sujets qui pourtant se trouvent à l’articulation d’enjeux citoyens et de débats scientifiques. Autant de sujets pédagogiquement attractifs, qui laissent place au pluralisme et à la formation de l’esprit critique nécessaires à toute démarche intellectuelle. Autant de sujets qui nécessitent de solides connaissances pour produire une argumentation rigoureuse. Demander à des lycéens qui ont – presque ? l’âge de voter "comment expliquer les échanges internationaux de marchandises ?" plutôt que "faut-­il favoriser le libre-échange ?" ne donne pas le même sens à l’enseignement. Autoriser les débats est une nécessité pour entrer en résonance avec les préoccupations des élèves, seule condition pour favoriser leur véritable appropriation des savoirs et des méthodes produits par les sciences sociales.

Programmes Cloisonnés

En ce sens, la régression induite par les nouvelles épreuves de baccalauréat est cohérente avec celle résultant de la mise en place, très largement contestée, des nouveaux programmes de SES. Prescrire des contenus d’enseignement est naturellement une tâche complexe. Mais les choix opérés lors de la dernière réforme du lycée sont une nouvelle fois particulièrement révélateurs : inflation des notions et savoirs que les élèves sont censés maîtriser, priorité donnée à l’exposé de prétendus fondamentaux au détriment de l’étude des questions de société, cloisonnement rigide entre l’économie et les autres sciences sociales.

Or, les SES ont construit leur réussite sur les principes inverses : sélectionner un nombre limité d’objets d’études (l’entreprise, l’Etat, la culture, la famille, ...), et initier les élèves à leur observation raisonnée grâce aux concepts et méthodes des sciences sociales dont il convient justement de confronter les regards. Car c’est en partant des élèves tels qu’ils sont réellement que l’on peut leur permettre de progresser.

Il faut donc prendre au sérieux leurs représentations, leurs interrogations et leur appétence. Ce n’est pas en proposant des programmes encyclopédiques que l’on permet à tous les profils d’élèves d’avoir le temps de développer leur curiosité et de s’engager dans des apprentissages et une réflexion véritables.

Ce n’est pas non plus en leur fournissant clé en main des outils théoriques dont ils ne saisissent pas l’utilité qu’on leur permettra de se les approprier. A cet égard, chaque connaissance, en classe comme dans la recherche, ne peut être qu’une réponse à un questionnement. Et face aux interrogations des élèves, les différentes sciences sociales – économie, sociologie, science politique, anthropologie notamment – apportent des éclairages complémentaires, parfois concurrents. D’où la nécessité de permettre de les faire dialoguer et de ne pas les cloisonner artificiellement.

Lancer le chantier d’une nouvelle démocratisation des sciences sociales au lycée

Aujourd’hui, l’école est à nouveau confrontée au défi de sa démocratisation. Les conditions d’encadrement des élèves sont une question naturellement essentielle. Mais il n’est pas possible de délaisser pour autant les questions des finalités de formation, de contenus d’enseignement et de pratiques pédagogiques.

C’est pourquoi nous nous prononçons pour une refonte des épreuves de baccalauréat et des programmes en sciences économiques et sociales, qui place au centre des préoccupations l’intérêt de l’élève, la construction de sa citoyenneté et l’acquisition d’une solide culture générale. Des objectifs qui doivent pouvoir être atteints pour l’ensemble des élèves et pas seulement pour une "élite".

Un tel chantier ne pourra bien sûr pas se mener de manière précipitée et devra impliquer tous les partenaires de l’école grâce à des procédures démocratiques à réinventer. Il nous semble nécessaire de prolonger de manière transitoire les épreuves actuelles et le programme de terminale ES, le temps d’organiser une véritable réflexion dans la concertation.

C’est à ces conditions que nous pourrons donner aux sciences sociales au lycée un nouvel élan en faveur de la démocratisation de l’accès au savoir.

Signataires : Philippe Askenazy, économiste ; Christian Baudelot, sociologue ; Stéphane Beaud, sociologue ; Daniel Cohen, économiste ; François Dubet, sociologue ; Marjorie Galy, présidente de l’APSES, professeur de SES ; Xavier Greffe, économiste ; Françoise Héritier, anthropologue, professeur honoraire au Collège de France ; Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’École Normale Supérieure de Lyon ; Rémi Lefebvre, professeur de science politique, Lille II ; Erwan Le Nader, vice ?président de l’APSES, professeur de SES ; Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation à l’université Lumière-­Lyon 2 ; André Orléan, économiste, directeur de recherche au CNRS, directeur d’Etudes de l’EHESS, Paris ?Jourdan sciences économiques ; Bruno Palier, économiste, directeur de recherche du CNRS à Sciences po, centre d’études européennes ; Camille Peugny, sociologue ; Thomas Piketty, économiste ; Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France ; Frédéric Sawicki, professeur de science politique, Université Paris I ; Henri Sterdyniak, économiste.

Philippe Askenazy, Stéphane Beaud, Daniel Cohen, François Dubet, François Héritier, Philippe Meirieu, André Orléan, Pierre Rosanvallon, ...

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