Le flagrant calvaire de Marina

Publié le 15 juin 2012 sur OSIBouaké.org

Libération - 14 juin 2012 - Ondine Millot, Envoyée spéciale au Mans

Le procès des parents de la fillette décédée à 8 ans, en 2009, après six années de torture, révèle la cécité des institutions et de l’entourage.

C’est une petite fille blonde, assise sur un siège de bureau. Elle a 7 ans, en paraît 5. En jupe blanche et tee-shirt rose, elle sourit, ses pieds battant l’air. - « Ça se passe bien à la maison ?

  • Oui.
  • Et à l’école ?
  • Oui, oui. »

Hier, la cour d’assises du Mans (Sarthe) a visionné la vidéo d’une audition de Marina Sabatier de juillet 2008, réalisée après un signalement pour maltraitances. Projetés sur un mur de la salle d’audience, la fillette et deux gendarmes qui trouvent « quand même bizarres tous ces bobos ». « Et sur le dos ? Et sur le ventre ? Et sur les bras ? Et sur la bouche ? » « Je suis tombée », répond l’enfant de sa voix flûtée. « Dis donc, toi, tu es une sacrée cascadeuse ! » finit par souffler la gendarme. Alors éclate le rire de Marina, un rire soulagé, qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Après cette audition, malgré le corps couvert de cicatrices de l’enfant, la justice a classé sans suite l’enquête.

Un an plus tard, le 6 août 2009, Marina est morte des tortures répétées que lui faisaient subir ses parents, Virginie Darras et Eric Sabatier. Depuis lundi, et jusqu’au 27 juin, ils se tiennent dans le box des accusés. Ils reconnaissent les faits à voix basse, tout en en éludant le maximum. Ils avaient une vie « normale », lui déménageur, elle au foyer, des revenus corrects. Ils s’expriment bien, n’ont pas de pathologie mentale. Ils ont élevé quatre autres enfants, qui n’ont pas été maltraités.

Barre en fer. On ne peut pas écrire toutes les tortures qu’a subies Marina. Il y en a trop, et l’horreur est si grande que presque personne ne lirait jusqu’au bout. Il faut pourtant en dire un peu, ne pas nier encore une fois son calvaire. Dire les coups de pied, de poing, de latte, de barre en fer, de ceinture ; les nuits entières toute nue dans la cave ; les séquences de plusieurs journées sans nourriture, sanglée par du gros scotch à son lit ; la tête sous l’eau dans la baignoire glacée ; l’après-midi à courir, pieds nus, sur un sol abrasif une lourde charge sur le dos ; le vinaigre, le gros sel ou le vomi à avaler. Dire, surtout, que Marina couverte de ses plaies suintantes, le visage si bouffi par les coups qu’elle ouvrait à peine les yeux, les jambes et les mains déformées, a croisé, tous les jours, de ses 2 ans à ses 8 ans, des voisins, des proches, des enseignants, des médecins, des assistantes sociales. La plupart n’ont rien fait. Quelques-uns ont agi. D’autres ont été pires que défaillants. Aucun ne l’a sauvée.

La famille, d’abord. Ce sont eux que le président de la cour d’assises a souhaité entendre en premier. Le précédent compagnon de Virginie Darras répète qu’il ne se souvient pas de Marina, née en février 2001. Il a pourtant côtoyé étroitement le couple, jusqu’en 2004. Ils ont même fait ménage à trois. Mais non, rien à faire, il ne la voit pas. Arrive ensuite un beau-frère, qui n’a pas non plus souvenir de l’enfant, obsédé par les reproches qu’il fait aux parents (lui « menteur », elle « nymphomane »). Puis une sœur de Virginie. Elle se souvient d’une nuit où Marina « a pleuré, gémi. Elle disait : "Papa et Maman me tapent." Moi ça ne m’a pas fait tilt. » Une autre sœur a vu Virginie gifler Marina violemment. « Mon compagnon lui a dit : "Tu ne fais plus ça devant nous." »

La mère de Virginie témoigne par visioconférence, elle n’a pas voulu se déplacer. Elle se souvient de la façon dont Marina se jetait sur la nourriture, de ses « griffures au visage », de ses « hématomes » et de ses confidences : « Maman est méchante. » « D’abord, je n’ai pas pris ça au sérieux », dit-elle. Jusqu’au jour où sa quatrième fille, Julie, passe quelques jours chez Eric et Virginie, en 2004. Ils habitent alors Nanterre, avant de nombreux déménagements dans la Mayenne et dans la Sarthe. Julie, 17 ans à l’époque, voit Eric et Virginie administrer des douches froides à Marina. Puis donner ensemble des coups de poings sur le genou de l’enfant, de plus en plus gonflé, et le percer avec une aiguille. Avec sa mère, elle appelle le 119, service d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger. « Les assistantes sociales ne nous ont pas crues », dit la mère. Aucune suite n’est donnée. La famille de Virginie coupe les ponts.

Alertes. A intervalles réguliers, le président de la cour d’assises ressort un document. C’est la liste des blessures de Marina rédigée par sa première enseignante de maternelle, en 2008, à Parennes (Sarthe). La jeune femme vient à la barre. Dès la rentrée, elle a remarqué les bleus de Marina : « Elle avait une démarche particulière. Un pied rentrait en dedans, un doigt ne fonctionnait pas, très peu de cheveux. » Un jour où la fillette vient le dos entièrement bleu, elle appelle le médecin scolaire, « pour qu’elle vienne constater. Elle m’a répondu que cela ne marchait pas comme cela, qu’il fallait d’abord prévenir les parents ». Un mois s’écoule avant que le médecin ne se déplace, et trouve le père de Marina « tout à fait charmant » et l’état de la petite fille « normal ». L’enseignante est abasourdie, rappelle plusieurs fois le médecin, continue de tout noter. Le médecin consent à se déplacer une seconde fois, trois mois plus tard, en prévenant encore les parents bien à l’avance. Face au visage couvert de crème et déformé par les hématomes de Marina, il conclut à une conjonctivite. Le directeur de l’école dit qu’il s’est « senti rassuré ».

L’enseignante, elle, en perd le sommeil. Elle finit, au bout de huit mois, par convaincre le directeur et ses collègues de convoquer les parents. Eric Sabatier dit alors que Marina souffre d’une maladie immunitaire. Et annonce, dans la foulée, qu’ils déménagent à Saint-Denis-d’Orques (Sarthe). L’enseignante décide de transmettre sa « liste des blessures » à la nouvelle école de Marina. Là-bas, la réaction est différente. Sans même attendre l’arrivée de l’enfant, à la simple lecture du document, la directrice de l’école de Saint-Denis-d’Orques fait un signalement au parquet et à la protection de l’enfance. Quelques jours plus tard, un médecin scolaire, un autre, se déplace dans l’heure pour constater des blessures et faire un autre signalement. Tout cela aboutit à la procédure classée sans suite par le parquet en octobre 2008.

Dans l’année suivante, il y a encore plusieurs alertes, aux services sociaux et à l’inspection d’académie, faites par un troisième directeur d’école et par l’hôpital du Mans, où Marina reste cinq semaines pour de graves brûlures aux pieds. En vain. A la mi-août 2009, les services de l’Aide sociale à l’enfance en sont toujours a s’interroger par mail à propos de l’éventualité d’une deuxième visite à Marina, morte depuis déjà plusieurs jours.

Née sous X. A de très nombreuses reprises, le président de la cour d’assises a demandé à Eric Sabatier et Virginie Darras « pourquoi » ils s’acharnaient ainsi sur leur fille. Chacun a évoqué des blessures d’enfance (lui des viols infligés par son père, elle un viol par un voisin), chacun a dit aussi qu’il se sentait « entraîné » par l’autre. Et puis Virginie Darras s’est mise à pleurer, racontant comment elle s’était sentie « trahie, humiliée » par Eric Sabatier qui, peu de temps après leur rencontre, en 2000, lui avait promis l’achat d’« une belle maison » en lui cachant qu’il était interdit bancaire. Alors enceinte de Marina, elle quitte Eric, accouche sous X, raconte à tous que la fillette est morte-née. Puis la reprend au bout d’un mois, et se réconcilie avec le père. « Cette enfant, elle symbolisait l’échec de votre couple ? » lui demande Rodolphe Costantino, avocat de l’association Enfance et Partage. « Oui, c’est exactement ça », souffle-t-elle. L’enseignante de maternelle qui a consigné les blessures de Marina se souvient que, chaque lundi, elle demandait à ses élèves de lui raconter leur week-end. Marina, invariablement, décrivait des tables chargées de victuailles, des parents la couvrant de cadeaux. « Je lui disais, "Marina, tu n’as peut-être pas mangé toutes ces choses si bonnes, tu n’as peut-être pas eu tous ces jouets ?" Marina acquiesçait : "Tu as raison maîtresse. Je n’ai peut-être pas eu tout ça." »

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