Congo : autopsie d’un procès-fleuve

Publié le 4 avril 2012 sur OSIBouaké.org

Libération - 4 avril 2012 - Par Thomas Hofnung

Le jugement des assassins d’un militant des droits de l’homme saisi pour mémoire et pendant huit mois par Thierry Michel. Une étape clé pour l’émergence d’une démocratie.

« L’Affaire Chebeya, un crime d’Etat ? » - DR

Thierry Michel filme le Congo et ses soubresauts depuis deux décennies. Le maréchal Mobutu, auquel il avait consacré en 1999 l’épatant Mobutu, roi du Zaïre, avait expulsé en son temps ce réalisateur trop mordant à son goût. Après sa chute, en 1997, le nouveau pouvoir a fait de Thierry Michel un citoyen d’honneur de cette ex-colonie belge. Mais ce titre n’a visiblement pas émoussé son regard acéré. Année après année, le cinéaste continue imperturbablement à ajouter un chapitre à une œuvre déjà consistante, et toujours aussi libre. Le dernier en date est consacré à l’assassinat d’un militant infatigable des droits de l’homme, Floribert Chebeya.

Emotion. En juin 2010, quand le réalisateur apprend la mort d’un homme unanimement respecté qu’il connaissait personnellement, il fonce tête baissée à Kinshasa. Sur place, il filme l’enterrement, et le départ en exil de la veuve du patron de l’ONG la Voix des sans-voix. Sans le savoir, le voilà embarqué dans une nouvelle aventure cinématographique. Dans l’ex-Zaïre, l’émotion est énorme.

Le jour de sa mort, Floribert Chebeya était convoqué au QG de la police à Kinshasa. Il s’y rend, comme l’attestent les SMS qu’il envoie à son épouse. Puis disparaît. Le lendemain, son corps sans vie est retrouvé dans son véhicule, dans un faubourg de la capitale congolaise. Version officielle, aussi grossière que sordide : le militant a été victime d’un crime sexuel. Mais, curieusement, son chauffeur, le bien nommé Fidèle, a lui aussi mystérieusement disparu sans laisser de trace.

Sous la pression internationale, le régime de Kinshasa procède à l’arrestation de plusieurs suspects, tous policiers. Le grand patron des forces de l’ordre, le général John Numbi, est suspendu de ses fonctions. Avant sa mort, l’ONG de Floribert Chebeya enquêtait précisément sur des massacres perpétrés par ses hommes. Tout s’enchaîne. Thierry Michel décide de suivre le procès à Kinshasa. Il a accès à tout : aux audiences dirigées par un tribunal militaire, mais aussi aux reconstitutions de la scène du crime, et même aux locaux de la police, où un témoin clé, un Camerounais, dit avoir croisé Floribert Chebeya le jour de sa disparition.

Peu à peu, une vérité émerge sous le regard de sa caméra. Les accusés niant tout en bloc, elle surgit dans les non-dits captés par l’œil du réalisateur. Un policier interrogé qui ne peut réprimer le tremblement de sa mâchoire ; le regard surpris et angoissé du principal suspect, le colonel Mukalay, soudain déstabilisé par un témoignage clé. Ou encore la morgue teintée de soulagement du général John Numbi quand le tribunal rappelle aux avocats des parties civiles que ce haut gradé n’est pas justiciable du fait de son statut… Rien n’est caricatural. Les magistrats - des officiers supérieurs - font leur boulot et posent les bonnes questions. Les avocats aussi, ce qui ne les empêche pas de réclamer des dédommagements astronomiques, provoquant des rires dans la salle d’audience.

Exilée au Canada, la veuve de Floribert lit la lettre très émouvante d’un de ses enfants, mais la scène est captée via l’écran d’un ordinateur, évitant l’écueil du pathos. Thierry Michel assiste en direct à la construction, dans la douleur, d’un Etat de droit, où la société civile demande des comptes au pouvoir. Un combat de longue haleine. Lors de la cérémonie de deuil du chauffeur de Floribert Chebeya, dont le corps n’a pas été retrouvé, l’abbé Muka Ruka lance : « Le drame, dans notre pays, c’est que ce sont ceux qui doivent faire justice qui sont les véritables criminels et les véritables coupables. »

A l’issue de huit mois de procès, quatre policiers, dont le colonel Mukalay, ont été condamnés à mort. Ils ont fait appel. Un autre est condamné à perpétuité, et le cinquième prévenu est relaxé. Le général John Numbi reste officiellement suspendu de ses fonctions. Quant au sort réservé au chauffeur de Floribert Chebeya, il n’a toujours pas été éclairci. Entre-temps, sa veuve et ses enfants ont obtenu l’asile en France.

Etape. Avec son film, Thierry Michel a érigé un tombeau pour Chebeya. Dans un pays, explique-t-il, où la mémoire est fugace, son film fixe un épisode judiciaire qui, plus tard, apparaîtra peut-être comme une étape clé dans l’édification d’une démocratie digne de ce nom. La cour ne s’y est d’ailleurs pas trompée. Durant le procès, elle a parfois aménagé le calendrier des audiences pour s’assurer de la présence de la caméra du cinéaste. Au Congo, à cette occasion, le cinéma est aussi un contre-pouvoir

  • L’affaire Chebeya, un crime d’Etat ? documentaire de Thierry Michel, 1 h 36, Film belge, sortie le 4 avril 2012.

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