Adoptés contre leur gré. Enfants créoles perdus dans la Creuse

Publié le 3 avril 2012 sur OSIBouaké.org

Libération - 4 juillet 2001 - Par Marc Pivois

En 1966, 300 Réunionnais ont été arrachés à leur île pour repeupler la région.

Nous sommes le 20 janvier 1966. Sur une pleine page, la Montagne rapporte l’inquiétude du conseil général de la Creuse à la lecture du dernier recensement. Le directeur régional de l’Insee a même été convoqué pour expliquer « ce chiffre énorme de la perte provisoire de 8 000 habitants en deux ans ». Le 31 mars suivant, Paul Pauly, le président de l’assemblée départementale, lance « un véritable SOS ». Trois mille jeunes de 18 à 25 ans quittent la Creuse chaque année. « Il faut rechercher ailleurs une autre médication [...] pour stopper l’hémorragie », tonne l’orateur, qui promet d’alerter le président de la République, Charles de Gaulle. A 10 000 kilomètres de là, dans ce lointain département de l’océan Indien où Michel Debré vient d’être élu député, deux enfants jouent près des cannes à sucre. Debré, parachuté sur ordre du Général, a un credo obsessionnel pour l’île : combattre la surnatalité. Mais Jean-Jacques et son copain sont loin de cette préoccupation. Leur souci, le souci de la douzaine de gamins vivant ensemble chez une même nourrice, c’est « la 2 CV camionnette ». La voiture qui vient prendre les enfants pour les emmener on ne sait où. « Quand on entendait ce bruit de moteur bien caractéristique, on courait se cacher dans les cannes. La plupart du temps, c’était le facteur. » Sauf ce jour d’avril 1966. La Ddass est là. Avec un papier signé du secrétaire général de la préfecture. « L’enfant Martial Jean-Jacques, né le 27/05/1959 à Saint-André (de La Réunion), est admis dans les services de l’aide sociale à l’enfance [...] sous le matricule 2010. » Choc affectif. Depuis quelques mois, les fiches de signalement se sont ainsi multipliées. Toutes soulignent la tenue « douteuse » d’enfants à la santé « déficiente », la « case exiguë » au sol « en terre battue », le père « n’ayant pas le sens des responsabilités » qui « travaille régulièrement mais pour combien de temps » dans les plantations. Le 8 avril, le père de Jean-Jacques pose son pouce encré sur la feuille que lui tend le garde champêtre. « M. Martial Antoine nous déclare vouloir effectuer l’abandon à la direction de l’action sanitaire et sociale de Martial Jean-Jacques. » Et les deux enfants montent dans la « 2 CV camionnette ». Quelques jours plus tard, une nouvelle fiche décrit Jean-Jacques, 7 ans, « en observation » au foyer de Saint-Denis de La Réunion. Désormais, le petit « créole mi-sombre » est décrit comme « un bel enfant robuste, en bonne santé ». Le rapport reconnaît que la séparation d’avec la nourrice, « qu’il considérait comme sa mère », a été « très pénible », induisant « un choc affectif certain ». On estime pourtant Jean-Jacques prêt pour le grand voyage. Avant de prendre l’avion, on lui explique qu’« une tante l’attend à Paris ». Mais c’est à Guéret qu’on l’envoie, préfecture de la Creuse. Formation. Dans le foyer de l’enfance tout neuf, en haut du chemin des Amoureux, ils sont des dizaines de petits Réunionnais arrachés comme lui à leur île. Les plus jeunes ont 6 mois, les plus âgés, 20 ans. Au cours de cette seule année 1966, 150 petits « créoles », comme on les appelle, connaissent ainsi l’exil en Limousin. L’opération va durer jusqu’en 1970. Combien d’enfants en tout ? « Deux cent quinze », compte l’actuel directeur départemental de la Ddass de la Creuse, directeur du foyer de Guéret au début des années 70. « Au moins trois cents », affirme Jean-Pierre Moutoulatchimy, animateur du Cercle des amitiés créoles de la Creuse. Aux plus grands, aux parents, on a fait la promesse d’une « formation » ou d’un apprentissage en métropole. L’apprentissage se fera au grand air et la formation sur le tas de foin. Les enfants sont placés chez les paysans de la région. « Il y avait de la demande ! Certains enfants arrivaient le soir au foyer et repartaient dès le lendemain dans des fermes », se souvient Eliane Crousty, qui fut éducatrice au foyer de Guéret. Ginette Arzouze vit toujours à Sardent, le village où elle était institutrice lorsque fut placé Jean-Pierre Moutoulatchimy. « Un jour de 1966, M. Mercier, le maire, est arrivé dans ma classe : "Je vous amène des élèves de La Réunion." Je lui ai demandé pourquoi ils étaient là. Il m’a répondu qu’ils allaient vivre chez la veuve Canthe, qui n’avait plus personne pour l’aider. Je les vois encore ! Un gamin tout noir en parka bleu marine, tout petit, et, derrière, son copain, un peu plus grand. Les autres élèves les regardaient bouche bée. » « Des nègres, ils n’en avaient jamais vu en vrai, raconte Jean-Pierre. Les gosses du coin venaient nous toucher la peau, voir si ça déteignait. » Fratries séparées, enfants parfois considérés comme des « boys », fugues incessantes. Chaque fois, les enfants se réfugient au foyer de Guéret, se retrouvent entre eux. « J’en ai connu qui, à 10 ans, étaient placés dans des fermes isolées sur le plateau de Millevaches, se souvient Nicole Gazut, ex-monitrice éducatrice du foyer. Certains parlaient aux arbres en créole, d’autres aux photos sur les tombes. Il y avait pire que les fugues : délinquance, dépressions, suicides. On leur a menti, sur la formation, sur tout. Ils ont été élevés dans le mensonge. Leurs questions sont restées posées, leur mal-être vient de là. » Jean-Jacques Martial est placé lui aussi. « Une femme âgée est venue au foyer. Une paysanne. Au premier regard, il s’est passé quelque chose entre elle et moi. Quelque chose de généreux. On a pris un car jusqu’à La Chapelle-Taillefert. Ils sont devenus mon Tonton et ma Tata, ils avaient un gros coeur. J’y suis resté quatre ans. De belles années. Tant qu’ils sont restés vivants, je les ai revus. » « Sports d’hiver ». A l’école, Jean-Jacques était le chouchou de la maîtresse. Les artisans du village l’accueillent. Jusqu’au jour où un couple se présente. « On va t’emmener aux sports d’hiver. » Mais, se souvient Jean-Jacques, « la maîtresse est là, elle a apporté mes cahiers, elle pleure, Tata ne desserre pas les dents, prépare la valise, des larmes dans les yeux. Me voilà embarqué dans une Ami 8. Des heures de route, pour atteindre Saint-Vaast-la-Hougue. Au bout, la mer, ni neige ni montagne. On m’avait encore menti. » A l’école de son nouveau village normand, on lui donne des cahiers neufs. « Sur la couverture, il y avait un nom qui n’était pas le mien : "Barbey Jean-Jacques". Je n’ai rien dit, pas posé de questions. » Les Barbey sont ouverts, accueillants, attentifs. Mais, trois ans après l’adoption de Jean-Jacques, ils se séparent. Celui-ci affirme que son père adoptif a abusé de lui à plusieurs reprises. En 1985, Jean-Jacques veut se marier. Il demande un extrait de naissance à la Ddass. Sur le document, le nom de ses parents, celui de son village : Saint-André de La Réunion. « Mais je n’étais pas prêt. Ce n’est qu’après une profonde dépression que j’ai parlé à mon thérapeute : le viol, l’histoire de mon enfance. » A l’automne dernier, encouragé par sa femme, il écrit au maire de Saint-André. Trois jours avant Noël 2000, dans la boîte aux lettres, il devine une lettre frappée du tampon réunionnais. « Je n’y ai pas touché, j’avais trop peur. Ma femme l’a ouverte. Il y avait un mot de mon frère, de ma soeur, de ma mère. Et un numéro de téléphone. Là-bas, il devait être 4 heures du matin. On a appelé. Depuis, on s’écrit. J’ai l’impression que ma vie repart à l’envers. Que le soleil brille à nouveau en moi. » Dimanche, Jean-Jacques, sa femme et leurs deux enfants se sont envolés pour rencontrer La Réunion.

Epilogue

Jean-Jacques Martial a raconté son histoire dans un livre : Une enfance volée, publié aux éditions Les Quatre Chemins. Estimant avoir été la victime d’un acte criminel de déportation, il a entamé une procédure contre l’Etat.

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