Derrière la vidéo "Kony 2012", le marketing de l’émotion

Publié le 21 mars 2012 sur OSIBouaké.org

Le Monde.fr - 20.03.2012 - par Philippe Bernard -

100 millions de spectateurs ! En moins de deux semaines, grâce à Internet, le film de vingt-neuf minutes destiné à mobiliser la planète pour l’arrestation du chef de guerre ougandais Joseph Kony s’est transformé en cyber phénomène.

Depuis vingt-cinq ans, le fondateur de l’Armée de résistance du seigneur (LRA en anglais) a commis ou commandité d’innombrables meurtres et viols, ainsi que l’enlèvement de 30 000 enfants transformés en soldats ou en esclaves sexuels. Il fait l’objet depuis 2005 d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI  ).

Sur un rythme haletant de spot publicitaire, enchaînant les séquences poignantes sur fond de musique dramatisante, la vidéo de propagande d’une ONG inconnue jusqu’à présent, Invisible Children, exhorte la jeunesse du monde à porter un badge "Kony 2012" et à coller partout, le 20 avril, une affiche rouge et bleue où le criminel ougandais apparaît menaçant devant les portraits d’Adolf Hitler et d’Oussama Ben Laden. Il s’agit aussi d’inonder de mails et de tweets des vedettes comme George Clooney et Lady Gaga et des milliardaires comme Bill Gates et Mark Zuckerberg pour les inciter à participer à la campagne.

Le fil conducteur de ce documentaire, péremptoire mais efficace, est la narration faite par Jason Russell, l’un des fondateurs de l’ONG, à son garçonnet, Gavin - dont la propre naissance est montrée en détails en introduction. Le récit oppose la figure d’ange de Jacob, un enfant ougandais victime de la LRA, au diable en personne, Joseph Kony. "Nous savons ce qu’il faut faire pour que Kony soit arrêté cette année", assène le récitant. Grâce aux médias sociaux, "les gens du monde entier se voient et peuvent se protéger les uns les autres", ajoute-t-il, appelant ceux qui visionnent le film à faire partie de cette "révolution".

ERREURS ET SIMPLISME

Immédiatement, le happening s’est transformé en controverse. La vidéo a été critiquée pour ses erreurs et son simplisme : la LRA ne sévit plus en Ouganda depuis qu’elle a été chassée en 2006 par l’armée et ses combattants sont dispersés sur une zone quasi inhabitée mais vaste comme la France, entre le sud-Soudan, la Centrafrique et la République démocratique du Congo (RDC) ; l’arrestation de Kony délivrerait la région d’un grand poids mais ne stopperait pas des guerriers désormais éparpillés et sans autre moyen de survie que les rapines.

"La LRA constitue autant un symptôme qu’une cause de la violence endémique [dans la région], écrit la prestigieuse revue américaine Foreign Affairs. Si Kony en est retiré, les combattants de la LRA rejoindront d’autres groupes (...). Les civils resteront exposés aux atrocités commises par d’autres groupes armés, y compris les armées de leur propre pays."

La vision totalement américano-centrée du film, façonné selon la technique du "story telling" (invention narrative destinée à convaincre tout en divertissant), a été aussi critiquée. "Le film nous en dit plus sur l’art d’être un activiste aux USA que sur la LRA, estime Thierry Vircoulon, directeur pour l’Afrique centrale de l’International crisis group (ICG), basé à Nairobi (Kenya). Il est efficace en ce qu’il fait connaître le nom de Kony à un public qui l’ignorait, mais pas en termes de plaidoyer puisque Barack Obama a déjà envoyé 100 conseillers militaires des forces spéciales dans la région en octobre dernier. Il met simplement la pression sur le Pentagone qui, réticent, souhaitait rester plus discret."

Le décalage est abyssal entre la complexité de la situation sur le terrain et le simplisme du message - "nous savons ce qu’il faut faire (...)", "Si Kony est arrêté, les enfants enlevés rentreront à la maison", entre les images léchées, la fascination à l’égard de la technologie présentée a priori comme humaniste, et la réalité de l’Ouganda, pays classé parmi les plus corrompus du monde et dont 40 % des habitants vivent avec moins de 1,25 dollar par jour. L’ignorance d’une partie de l’opinion américaine est telle qu’en octobre, le populaire animateur de radio d’extrême-droite Rush Limbaugh a pris la défense de la LRA, qu’il a présentée comme un groupe de "chrétiens" persécutés par Barack Obama.

Le 13 mars, dans la ville de Lira, en plein pays acholi encore terriblement marqué par les exactions de la LRA, lors de la projection publique du film "Kony 2012, qui a fini en bataille rangée.

En Ouganda même, pays allié des Etats-Unis dirigé depuis vingt-six ans par le même homme fort, Yoweri Museveni, la vidéo a souvent été reçue comme une provocation. Le 13 mars, dans la ville de Lira, en plein pays acholi encore terriblement marqué par les exactions de la LRA, une projection publique du film a fini en bataille rangée : des groupes de jeunes ont lancé des pierres sur les organisateurs. "Au lieu de nous montrer les besoins de réinsertion de la population [qui, chassée des villages, a été regroupée autoritairement dans des camps pour échapper à la LRA], ils nous montrent des Blancs qui prétendent avoir souffert de guerres semblables", a déclaré l’un des manifestants au quotidien ougandais The Monitor.

Le régime Museveni, qui a longtemps laissé faire la LRA pour punir les Acholis de leur hostilité à son égard, craint aujourd’hui que la vidéo anti-Kony ne compromette l’image du pays et de son secteur touristique naissant.

FORCES SPÉCIALES AMÉRICAINES

Si Invisible Children a immédiatement répondu aux critiques, il semble légitime de s’interroger sur ses objectifs véritables. L’organisation a été créée en 2004 par trois réalisateurs de films et elle a participé à l’intense lobbying qui a abouti, en 2010, à la promulgation par Barack Obama d’une "loi sur le désarmement de la LRA" qui "cristallise l’engagement des Etats-Unis à mettre fin aux brutalités et aux destructions". La décision médiatisée de Barack Obama d’envoyer 100 membres des forces spéciales en octobre résulte de la même pression. Le président américain, quasi absent du continent africain, verrait sans doute d’un bon œil d’ajouter Joseph Kony à Oussama Ben Laden à son palmarès, en pleine année électorale.

Sous son déluge de bons sentiments et de solidarité à l’égard des enfants africains, la vidéo aux 100 millions de clics adresse d’ailleurs un message clair en faveur d’une intervention militaire américaine : "Pour arrêter Kony cette année, les militaires doivent le trouver. Ils ont besoin de technologie et d’entraînement pour le traquer dans la jungle immense. C’est pourquoi les conseillers américains sont venus (...) Mais si le gouvernement [américain] ne croit pas que l’opinion est mobilisée pour arrêter Kony, la mission sera annulée".

Or présenter l’option militaire comme la panacée ne va pas de soi. "Depuis vingt ans, la lutte contre la LRA est une suite de demi-victoires de l’armée ougandaise qui s’est achevée par un désastre en 2008, rappelle Thierry Vircoulon. La technologie ne sert à rien aujourd’hui pour retrouver Kony : il ne communique plus précisément pour ne pas être repéré, et évolue sur un terrain recouvert d’une intense végétation".

En 2008, les conseillers militaires américains ont d’ailleurs déjà participé à l’opération anti-Kony "Eclair et tonnerre" qui s’est achevée en fiasco : averti sans doute par des fuites au sein de l’armée ougandaise, Joseph Kony avait quitté l’Ouganda, dispersé ses troupes et échappé à la capture. Auparavant, des négociations avec la LRA en vue de la reddition de son chef avaient échoué : le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale le visant excluait la possibilité d’une immunité accordée en échange de l’arrêt des hostilités.

LES RÉSEAUX SOCIAUX AU SERVICE D’UNE CAUSE

Que cherche vraiment Invisible Children ? Le message de l’ONG va dans le sens d’un soutien militaire au pouvoir sans partage de Yoweri Museveni. Les Américains lui sont reconnaissants pour la participation de son armée à la lutte contre les islamistes en Somalie. Ils s’intéressent aussi aux gigantesques réserves pétrolières découvertes dans le sous-sol du lac Albert (Nord-Ouest), à la frontière de la RDC, évaluées à 2,5 milliards de barils. Même si, pour l’heure, comme le rappelle Thierry Vircoulon, les compagnies qui investissent sur place sont britannique, chinoise et française (Total).

Plus que son objet même, l’ONG paraît surtout emblématique de cette nouvelle génération d’ONG qui entendent mettre la force de frappe des réseaux sociaux au service de causes humanitaires, parfois au prix d’un discours simpliste (voir l’exemple d’Avaaz en Syrie). Invisible Children utilise 63 % de son budget (8,9 millions de dollars en 2011) aux actions de lobbying et à la réalisation de films, et seulement le reste à des actions sur le terrain (éducation).

Fulgurantes, la notoriété et la popularité de l’organisation pourraient se trouver compromises par l’interpellation par la police et l’hospitalisation, le 16 mars, de Jason Russell, son cofondateur et l’auteur de la vidéo "Kony 2012". La vidéo le montrant déambulant nu et se masturbant dans une rue de San Diego (Californie) figure désormais aussi parmi les plus regardées sur Internet.

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