« Je pensais que le bourreau dirait la vérité »

Publié le 10 janvier 2012 sur OSIBouaké.org

Libération - 10 janvier 2012 - Par Arnaud Vaulerin

Interview. Le cinéaste cambodgien Rithy Panh évoque sa confrontation avec Douch, idéologue khmer rouge de l’extermination. Il poursuit son travail de mémoire sur le génocide dans un livre et un documentaire.

Retour à la case départ. En 2002, Rithy Panh avait filmé les survivants de S-21, le centre de torture des Khmers rouges établi dans la capitale cambodgienne entre 1975 et 1979, face à leurs bourreaux. Dix ans plus tard, il signe Duch, le maître des forges de l’enfer (1) un document unique sur trois cents heures d’entretien avec le directeur de S-21, Kaing Guek Eav, alias Douch. Après cette douloureuse plongée dans les abysses du génocide, le réalisateur cambodgien a raconté à l’écrivain Christophe Bataille les coulisses de cet entretien-combat (2), évoquant pour la première fois son histoire et celle de ses proches, exterminés par le régime khmer rouge. Rencontre avec le cinéaste et l’écrivain. [Photo : Une pièce du centre de rétention et torture S21, à Phnom Penh – Reuters.]

Pourquoi se confronter à Douch, dix ans après la sortie de S-21, la machine de mort khmère rouge ?

Rithy Panh : Après ce film, je pensais en effet en avoir fini avec les Khmers rouges. J’avais formé une équipe de techniciens et de réalisateurs pour S-21, j’estimais qu’il était important de ne pas les former seulement au génocide. Puis, quand le procès de Douch a démarré en mars 2009, j’ai proposé mes services gratuits aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) pour la captation du procès. Ils ont refusé. Ils devaient vouloir un film neutre et clinique. Mais cela n’existe pas et on l’a bien vu avec le procès Eichmann à Jérusalem, en 1961. Aujourd’hui, les CETC ne filment que celui qui parle. Cela n’a aucun intérêt. Il faut enregistrer avec trois caméras, avec un point de vue, et réaliser. Ensuite, je me suis dit que je devais donner la parole à Douch qui, dans S-21, la machine de mort khmère rouge, n’avait pu s’exprimer car à l’époque on ne m’avait pas autorisé à le rencontrer. Il fallait que les Cambodgiens filment ce procès historique. Et j’avais aussi l’idée naïve, très naïve, que Douch, qui est allé très loin dans l’activité criminelle dans les années 70, ne pouvait faire que le chemin inverse à son procès, se rapprocher de nous, de l’humanité.

Cette approche est étonnante de votre part, dans la mesure où elle rejoint la stratégie de défense de l’ancien avocat français de Douch, François Roux…

R.P. : Oui, j’avais annoncé cette volonté, cette intention à ses avocats. Je me disais qu’il dirait la vérité et qu’il allait revenir vers nous et récupérer de l’humanité. François Roux avait l’espoir, lui aussi, de faire surgir quelque chose chez son client. Et on est parti comme ça. On a vu après que Douch n’avait en fait pas changé quand il a demandé à être relâché au terme de son procès.

Pourquoi vous confiez-vous à ce moment à un écrivain alors que vous ne l’avez jamais fait auparavant ?

R.P. : Je sortais d’un long film sur Douch, cumulant trois cents heures de tournage. J’étais en pleine dépression. Je voulais raconter ce passé sans que cela soit pleurnichard, et je pensais qu’il fallait le faire maintenant car, finalement, je ne l’avais jamais fait. Là, les mots ont un sens. Je savais que Christophe pourrait m’aider à trouver les mots justes pour l’évoquer.

Christophe Bataille : Seul un regard partagé a permis ce livre. Je suis stupéfait de penser que notre écart d’âge n’est pas important. Or, on a l’impression que ce que raconte Rithy est un récit d’un autre monde. Je cherchais à obtenir le regard de l’enfant qui est devenu un homme, et d’un cinéaste sur le monde, et surtout pas d’émotion, des larmes. Je l’ai enregistré pendant quinze jours et je sais que je lui ai arraché le cœur. Car très peu de chose de son passé intime avait été raconté, y compris à ses proches.

J’ai effectué un voyage dans le temps. On a parlé des vertiges de Rithy, de sa peur de s’effondrer dès le début du travail. Et, pendant des semaines, on a procédé à des échanges de manuscrits et d’idées. Nous tenions à éviter à la fois la banalisation et la sacralisation de Douch, ses actes et ses victimes. Ce n’est pas un criminel ordinaire, mais il reste un humain. On a beaucoup travaillé sur le vocabulaire et, pour restituer les gestes, le sens des mots en khmer, le ton.

Pourquoi avoir entrelacé la grande histoire de Douch et du Cambodge des Khmers rouges avec votre histoire personnelle, très intime ?

R.P. : Il y a l’histoire, Douch et moi dans ce livre. Il s’agit à la fois d’une rencontre et d’une confrontation. Cela m’a permis d’évoquer plusieurs personnages, mon père, ma mère, mes cousins, des gamins qui m’ont laissé une trace, une résistance. Je ne supporte plus les gens qui disent que les victimes des Khmers rouges étaient consentantes, que ces crimes s’expliquent par le karma, le bouddhisme, l’absence de révolte ancrée dans la culture khmère depuis la chute d’Angkor, etc.

Cette façon de voir les choses enlève toute la dimension idéologique pourtant fondamentale chez les Khmers rouges. Je voulais remettre en perspective tout ce passé. Quand on emploie l’expression « nouveau peuple » à partir du 17 avril 1975, je peux vous dire ce que cela signifie. Tout comme l’expression « kamtech » qui veut dire réduire en poussière, détruire et effacer toute trace d’une vie humaine. Des gens sont morts parce qu’ils ont défendu leur parcelle de vérité et de dignité. Comme mon père.

Le procès de Douch a-t-il été une porte d’entrée pour sonder enfin votre passé dans ce livre, pour évoquer tous vos proches qui sont morts ?

R.P. : Après, oui. Mais sur l’instant même, c’était plutôt en réaction à ce qui se passe dans ce procès incomplet et inabouti.

C.B. : Rithy dit aussi dans ce livre qu’il faut se souvenir de tous ceux qui n’ont pas été des bourreaux. Car bien sûr, un bourreau, ça fascine, ça trouble. Il cherche à réhumaniser quelques personnes, ses proches. Mais il ne spécule pas sur l’histoire, le bouddhisme, sur une pseudo-tradition de violence, sur un hypothétique homo asiaticus. Il est dans cette histoire : enfant, il a charrié des corps pieds nus dans des fosses communes et trente ans après il vient voir le « technicien de la révolution », l’idéologue, pour se confronter à lui.

Le livre ainsi que le film campent un Douch éloquent, toujours habité par sa mission de S-21.

R.P. : Avec Douch, on n’est pas dans le silence du bourreau. Il parle beaucoup. J’ai d’ailleurs enclenché le film par les mots. Il apparaît sur une photo de l’époque derrière un micro. C’est le théoricien qui s’exprime. Car c’est lui qui décide, établit des listes de personnes à exécuter, oriente les interrogatoires. Douch n’est pas le petit tueur, mais bien le grand organisateur de S-21. Il faut donc entrer dans son univers, son idéologie, et là j’ai payé cash.

De ce point de vue, le livre m’a sauvé après des heures de rushes. Il fallait que je trouve des mots pour m’en sortir. Les mots libèrent et m’aident à décortiquer.

Je me suis préparé à cet entretien-confrontation. Par exemple, lors de la première rencontre, je lui demande comment il veut que je l’appelle : immédiatement il répond « Douch ». J’ai compris que c’était un nom de combat, de révolutionnaire. Il est encore avec ce passé. Sa vie est une révolution à ses yeux. Et pourtant, elle est surtout une prison : sous Norodom Sihanouk, à la tête de M-13 [un camp de « rééducation » qu’il dirige entre 1971 et 1973], puis du S-21 et enfin maintenant, toute sa vie a été vécue en prison. Quand je le lui fais remarquer, il rit.

Justement, ce rire revient souvent dans le livre et aussi à l’écran. Il est perturbant non ?

R.P. : Je l’entends depuis des années dans ma tête. Des survivants m’ont raconté comment il éclatait de rire à gorge déployée. Parfois, il m’a fait rire, quand il raconte des blagues de Nuon Chea [l’idéologue du régime, actuellement jugé à Phnom Penh devant les CETC, ndlr]. C’est là qu’on se rend compte que ces Khmers rouges sont bien humains.

Mais ce rire ne vous choque pas, ne vous déstabilise pas ?

R.P. : Il ne me choque pas, non. Mais après ces rires, c’est difficile de retourner dans la salle de montage pour travailler sur ces images. Il y a de la colère. En permanence, il est entre la sincérité et une forme de perversité même si j’ai du mal à l’écrire.

C.B. : Oui car la perversité sous-entend qu’il est malade. Or Douch est d’abord un idéologue. Il tient, il contrôle son histoire. Il veut tout choisir, y compris son pardon quand il se convertit au christianisme. Mais il n’a pas choisi la liberté comme le père de Rithy. Il aurait pu dire « j’arrête de tuer ».

Vous montrez un Douch menteur et oublieux, notamment embarrassé sur trois tabous que le procès a peu ou mal abordés : le viol à S-21, les prises de sang forcées et l’exécution des enfants.

R.P. : Oui, il a des enfants quand, dans le même temps, des enfants sont internés puis massacrés à S-21. Il aime sa femme, alors qu’au même moment, son ancienne institutrice est violée avec un bout de bois et que l’on force son mari à avaler des excréments. Il aurait pu s’arranger pour que leur mort soit moins violente et dégradante. Il laisse dégrader et déshumaniser les êtres.

Je ne supporte pas que le tribunal ne l’ait pas poussé dans ses retranchements, n’ait pas convoqué à la barre Nuon Chea, numéro 2 du régime khmer rouge. C’est le patron de Douch quand même. Les CETC ont loupé une occasion de montrer comment la machine de mort s’installe.

Vous écrivez vouloir « poursuivre le travail de [votre] père, donner la connaissance, transmettre ». Ce livre est d’abord un hommage… R.P. : Mon père était instituteur, Douch a été instituteur, et ils ont fait des choix opposés. Mon père a choisi la liberté. Je pensais beaucoup à lui d’autant que, trente ans plus tard, j’ai découvert un petit film où il apparaît. Mon père était un intellectuel qui avait beaucoup voyagé, lisait, admirait Jules Ferry. Mais à la fin, quand il a décidé de mourir, mon père m’énervait car ma mère se pliait en quatre pour lui trouver du riz, mais il refusait de manger.

Avez-vous fait le tour du personnage de Douch ?

R.P. : Non, il n’y a que lui qui puisse faire le tour de sa complexité. Pour y parvenir, il faudrait qu’il entreprenne un travail sur lui-même, ce qu’il a refusé de faire. On ne peut pas tirer un trait sur cinquante ans d’une telle œuvre. Car pour les Khmers rouges, il s’agit d’une œuvre.

(1) Diffusé lundi à 23 heures sur France 3. Sortie en salles le 18 janvier. (2) L’Elimination, Grasset, 334 pp., 19 €.

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