Ce que nous apprenons sur le viol dans l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France

Publié le 4 novembre 2011 sur OSIBouaké.org

ANRS / PREVIH - G. Paicheler, S. Dekens - 2008

Dans le contexte de l’actualisation dans l’espace public de ces questions, OSI Bouaké publie ici un grand résumé de la première Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF), réalisé pour l’ANRS en 2008.

  • Jaspard M. et équipe Enveff (2003), Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France , Paris : La Documentation française, 350p

Contexte

L’Enveff a été commanditée en 1997 par le service des Droits des femmes dans un contexte où les violences envers les femmes nourrissaient de nombreux préjugés et où des chiffres non-validés circulaient. C’est la première enquête nationale sur ce thème, ses résultats ont été validés par le Conseil national de l’information statistique (CNIS), elle a été reconnue d’intérêt général et publiée en janvier 2000 au Journal Officiel.

Le nombre de plaintes pour viol est passé de 1417 en 1972 à 7828 en 1998. Cette augmentation peut être analysée diversement comme un signe d’une sensibilité sociale accrue à ces violences, d’une volonté des femmes de rompre le silence qui les entouraient, de la volonté de les voir sanctionnées, ou d’un indice d’une augmentation de fait de ces agressions.

Objectifs

L’objectif prioritaire de l’enquête Enveff était la production de statistiques portant sur l’ensemble de la population. En outre, il s’agissait de mesurer la fréquence sur douze mois et depuis l’âge de 18 ans, des violences interpersonnelles, verbales, psychologiques, physiques et sexuelles subies par les femmes d’âge adulte dans leurs différents cadres de vie (espaces publics, vie professionnelle, vie de couple, relations avec la famille ou les proches), ce quel que soit l’auteur des violences. Il s’agissait également d’étudier les réactions des femmes aux violences, ainsi que leurs conséquences sur la santé physique et mentale, la vie familiale et sociale, l’usage de l’espace.

Cadre méthodologique / Population d’enquête / Mode de recrutement

Une enquête pilote a été conduite auprès de 484 femmes dans deux régions différentes pour évaluer et améliorer le questionnaire et sa collecte, avant de passer à l’enquête grandeur nature. La collecte des données a été effectuée par téléphone (méthode CATI), de mars à juillet 2000, auprès d’un échantillon représentatif de 6970 femmes âgées de 20 à 59 ans et résidant, hors institution, en métropole.

L’approche des violences envers les femmes s’inscrit dans le registre des violences interpersonnelles et se réfère aux situations « ordinaires » liées à la vie quotidienne et à la sphère du privé. Les actes violents sont toujours une atteinte à l’intégrité de la personne. Au-delà des actes, la violence s’inscrit dans un fonctionnement d’emprise sur l’autre, fondé sur un rapport de force ou de domination. Elle est un mode relationnel univoque et destructeur, relevant du désir d’imposer sa volonté à l’autre, de le dominer, au besoin en l’humiliant, en le dévalorisant. De ce fait, cette enquête s’appuie sur une méthodologie originale. Il s’agit de ne jamais "nommer" la violence, mais d’évoquer uniquement des gestes, actes, faits, paroles, sans les qualifier de violents. De plus, les chercheurs ont considéré que la violence subie par les femmes n’est pas exclusivement d’origine masculine. Par ailleurs, les violences envers les femmes au sein du couple ont été considérées comme formant un continuum qui inclut les agressions verbales, psychologiques, physiques et sexuelles.

Le découpage temporel s’articule sur les douze derniers mois, sur le cours de la vie adulte pour certaines violences physiques, et sur le cours de la vie entière pour certaines violences sexuelles. Cette approche temporelle des violences sous-tend la structure du questionnaire. Pour chacun des faits recueillis, l’âge, les auteurs, les circonstances, les recours judiciaires et les conséquences sont enregistrés. En cas de répétition des agressions, ces questions sont répétées pour le premier et le dernier fait.

Le présent résumé est exclusivement consacré aux violences susceptibles d’avoir pour conséquence la contamination par le VIH   des femmes qui en sont victimes. Les actes retenus sont donc ceux qui appartiennent à la sphère des violences sexuelles avec exposition au sperme, c’est-à-dire les « rapports forcés » (Chapitre « Les agressions sexuelles au cours de la vie », pp 207-230).

Résultats/Données/ Discussion

Parmi les 6970 femmes de l’enquête, 11% ont subi au moins une agression sexuelle au cours de leur vie. Ce chiffre est un pourcentage minimum étant donnée la sous-déclaration probable du fait de la difficulté à se remémorer et à énoncer ces événements. Toutefois, comparées à celles des autres enquêtes françaises où la question des violences sexuelles à été abordée (4,4% dans l’ACSF 1993 ; 4,6% dans le Baromètre Santé 2000), les fréquences de l’Enveff sont globalement supérieures.

Les rapports forcés représentent 2,7% des agressions (3% dans le Baromètre Santé 2000). 1,4% des femmes ont eu une relation forcée à leur premier rapport, bien que paradoxalement près de la moitié d’entre elles ne déclarent néanmoins pas d’agression sexuelle au cours de leur vie, dans la suite de l’entretien. Plus de la moitié des femmes agressées sexuellement l’ont été avant l’âge de 18 ans et plus du tiers avant 15 ans. A l’inverse, les viols concernent davantage les femmes de plus de 18 ans (87,3%), celles qui avaient moins de 15 ans à leur premier viol sont 16,7%, et 16,1% de 15 à 17 ans. L’âge médian est de 22 ans pour les viols.

La majorité des femmes ont été agressées sexuellement par des hommes qu’elles connaissaient.

Les agressions sexuelles, et en particulier les viols, sont principalement commis dans deux contextes très différents : d’une part, les espaces publics (31% des viols se passent dans l’espace public ; dans ces lieux, les agresseurs sont des inconnus dans 48% des cas), et d’autre part, le cadre familial ou conjugal (59,3% des viols sont perpétrés par des hommes appartenant à l’espace familial ou conjugal (conjoint, père, frère, homme de la parenté, etc.).

Ainsi :

  • 46,9% des rapports forcés sont perpétrés par un homme ayant ou ayant eu le statut de conjoint (8,7% des viols sont perpétrés par un ex-conjoint, 38,2% par le conjoint). Les femmes violées ont eu tendance à se séparer de leur conjoint violent puisque 30,4% des répondantes ne vivent plus avec lui au moment de l’enquête (vs 2,2% vivent toujours avec) ;
  • 27,2% des femmes ont été violées par un homme connu (collègue, supérieur hiérarchique, voisin, etc.) ;
  • 12,5% des viols ont été perpétrés par un homme inconnu de la victime.

77% des viols commis par un homme de la famille ont eu lieu avant que les femmes aient 15 ans, les agressions sexuelles commises par un conjoint ont eu lieu après 18 ans. Dans l’espace public, 57% des viols se sont produits alors que les femmes avaient plus de 18 ans.

Pour 6% des femmes ayant subi des rapports forcés, plusieurs agresseurs étaient impliqués simultanément (soit 0,2% des enquêtées). Les tentatives de viol par plusieurs personnes sont plus fréquentes (10%) chez les très jeunes filles (<15 ans) et inexistantes après 25 ans. La vulnérabilité des jeunes face à ces violences sexuelles de groupe est importante, mais reste un phénomène heureusement rare. Le fait d’avoir été sexuellement agressée par plusieurs hommes ne varie pas selon l’âge des femmes au moment de l’enquête, ce qui pourrait signifier qu’on n’observe pas d’augmentation dans le temps de ces agressions collectives.

Parmi les femmes ayant été violées, 46,9% ont subi deux viols et plus (16,7% deux ou trois fois ; 13,5% quatre à dix fois ; 16,7% plus de dix fois), majoritairement par le même auteur (83%). Quand la répétition augmente, le même auteur est impliqué de plus en plus souvent : l’agresseur est trois fois sur quatre le même lorsque les faits se répètent de deux à dix fois, et dans 93% quand ils sont plus fréquents. Les viols sont plus souvent répétés quand les femmes ont plus de 25 ans, et ce, par le même agresseur neuf fois sur dix. Ce sont de fait principalement des viols perpétrés par un conjoint. Concernant la fréquence, il y a deux modes de violences sexuelles, celle des familiers, qui se répète et dure parfois longtemps, et celle plus anonyme et ponctuelle exercée souvent par des inconnus. Ces deux modes peuvent être présents, simultanément ou successivement. Près de la moitié de rapports forcés répétés se sont produits sur une durée d’un an maximum. Quand les répétitions sont très fréquentes (plus de dix fois), la durée pendant laquelle ces violences sont exercées s’allongent, pouvant aller jusqu’à une vingtaine d’années. Majoritairement, 71% des viols ont lieu dans des circonstances ordinaires de la vie.

Les agressions sexuelles par un conjoint : la fréquence ne varie pas selon le milieu d’origine des femmes, leur profession, ni leur statut d’activité au moment de l’enquête. On peut noter une légère augmentation pour celles qui ont suivi des études supérieures (3% d’entre elles vs 1% des femmes n’ayant aucun diplôme). Les divorcées et séparées sont plus nombreuses à avoir subi des violences sexuelles par un conjoint (8% dont 5,2% de femmes divorcées ayant été violées par le conjoint), surtout les divorcées les plus jeunes.

Les agressions sexuelles par un homme de la famille ne sont aucunement corrélées aux caractéristiques sociodémographiques (état civil, statut d’emploi, profession, groupe socioprofessionnel du père ou de la mère) des interviewées. Seul le niveau d’études des femmes est significativement associé aux agressions sexuelles commises dans la famille (3% de celles qui n’ont aucun diplôme, vs 2% des autres femmes).

Pour les agressions sexuelles dans les espaces publics, aucune variation n’est observée selon les divers éléments sociodémographiques. Par contre, l’âge actuel des femmes, leur état civil, leur niveau de diplôme et leur lieu de résidence, sont significativement associés au risque d’avoir subi une tentative de viol dans l’espace public. Les femmes âgées de 25 à 44 ans, célibataires ou divorcées, les plus diplômées, vivant en région parisienne ont un risque accru. Ce profil augmente la vulnérabilité liée au mode de vie (usage des transports en commun, habitudes de sortie, etc.), mais également la résistance des femmes à cette volonté d’appropriation sexuelle. En ce sens, il s’agit de viols n’ayant pas pu se faire, ayant été empêchés.

Les agressions sexuelles au travail concernent 0,9% des femmes interrogées (hors harcèlement sexuel de type propositions à caractère sexuel). Il ne varie pas selon l’âge des femmes, mais il est plus élevé pour celles qui sont aujourd’hui au chômage, la différence étant particulièrement forte pour les plus jeunes. Les femmes ayant un niveau d’études supérieures, et un emploi de cadres supérieures ou professions intermédiaires, déclarent davantage d’agressions sexuelles que les ouvrières, ou les agricultrices et commerçantes qui n’en déclarent pas.

Les femmes déclarant une attirance sexuelle pour les femmes ont plus souvent été victimes d’agressions sexuelles. Ainsi parmi les 1,2% des femmes qui ont eu des rapports homosexuels, 28% ont fait l’objet d’agressions sexuelles (12% dans l’enquête CSF). Le nombre de partenaires sexuels au cours de la vie est aussi corrélé à la fréquence des agressions sexuelles (plus grand nombre de partenaires pour les femmes ayant été abusées, d’autant plus que les faits se sont déroulés dans l’espace public).

57% des victimes de viols n’en avaient jamais parlé à personne avant l’enquête. Selon le lien avec l’agresseur, la possibilité d’en parler est très différente : presque la moitié des viols dans l’espace public ont fait l’objet d’une parole, 41% lorsqu’il s’agit du conjoint et 28% lorsqu’il s’agit d’une homme de la famille. Le fait de pouvoir parler après la première agression, surtout quand cela est dit rapidement, rend la répétition des agressions moins probable.

Parmi l’ensemble des violences sexuelles, c’est le viol qui paraît le plus dommageable (seulement 14% des femmes ne citent aucune conséquence), la perturbation de la sexualité est la plus souvent citée et concerne 63,5% des victimes. Parmi les victimes de viol, 12% se sont déclarées enceintes à la suite de ce rapport forcé, les deux tiers ont eu une IVG. Lorsqu’il s’agit de viol conjugal, 64% des femmes se sont séparées de leur conjoint à la suite de ces agressions. Cette fréquence est beaucoup plus élevée quand ces viols sont répétés (78% vs 24% quand il n’y en a eu qu’un). Le fait de parler de ces violences n’a pas fait baisser significativement les conséquences.

Conclusion

Les agressions sexuelles au cours de la vie, concernent plus d’une femme sur dix, et sont surtout perpétrées par des hommes connus, sur des femmes jeunes, même si elles ne sont épargnées à aucune période de leur vie, de la petite enfance à l’âge mûr. Les enfants sont surtout victimes d’attouchements sexuels, et ce sont principalement les familiers qui les agressent. Les adolescentes et les femmes jeunes subissent plutôt des tentatives de viol et des viols, commis surtout par des hommes connus. Le viol conjugal occupe une place importante, près de la moitié des victimes de viol ont été contraintes par leur conjoint, dont la plupart d’entre elles se sont séparées.

Environ la moitié des victimes d’agressions sexuelles les ont subies de manière répétée, et ce d’autant plus que leur agresseur était proche, un homme de la famille ou un conjoint. La moitié des femmes n’ont jamais parlé de ces agressions. Ce silence renforce le poids de l’opprobre qui pèse sur les victimes et semble souvent épargner les agresseurs. Si les conséquences de ces agressions sont nombreuses, les recours juridiques sont peu fréquents, laissant ces violences non sanctionnées et ainsi peu visibles. Ces violences sexuelles sont en fait l’expression brutale du pouvoir et de la mainmise que les hommes peuvent s’arroger sur les femmes, à tout âge et dans toute circonstance.

Au niveau global, les résultats de l’Enveff ne vont pas dans le sens des idées dominantes ; les chiffres obtenus sont bien moins alarmistes que ceux que les médias avaient présentés auparavant, qui faisaient notamment état de deux millions de femmes battues – sans que ce chiffre soit étayé par une étude. Cette image traditionnelle de la femme battue doit être révisée ; les situations complexes vécues dans la relation conjugale, comme au travail, relèvent bien de ce que les spécialistes nomment le continuum des violences, qui inclut les agressions verbales, les pressions psychologiques, les agressions physiques et sexuelles.

En revanche, l’enquête a confirmé l’importance des pressions psychologiques tant au travail qu’en famille, phénomène déjà mis au jour par des chercheurs en sciences humaines et sociales. Elle a également permis de cerner l’ampleur du silence qui recouvrait les violences envers les femmes. Il est également vérifié que l’espace familial est le théâtre principal des violences alors que l’espace public apparaît davantage comme un lieu de harcèlement sexiste.

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