Théories du genre : "La polémique est créée de toutes pièces et contraire à l’esprit même de la recherche scientifique ».

Publié le 4 septembre 2011 sur OSIBouaké.org

Libération - 2 septembre 2011 - Entretien recueilli par Quentin Girard

Pour Richard Descoings, directeur de Sciences Po Paris, la polémique sur l’enseignement de la théorie du genre en SVT est « contraire à l’esprit même de la recherche scientifique ».

En début de semaine, 80 députés de la majorité ont appelé au retrait des manuels de sciences de première ES et L. Le nouveau chapitre des programmes « Devenir homme ou femme » n’y a pas sa place, selon eux. Cette initiative a été soutenue par Jean-François Copé mercredi et n’est que l’énième rebond d’une polémique qui dure depuis juin dernier.

Richard Descoings, directeur de Sciences Po Paris, première grande école à avoir rendu obligatoire l’étude des gender studies (parfois appelées « théorie du genre ») et auteur d’un rapport sur la réforme du lycée en 2009, s’inquiète de ce débat biaisé.

Êtes-vous surpris par cette polémique et par sa durée ?

Je ne suis pas étonné de sa durée et cela peut durer jusqu’aux élections présidentielle et législatives car je pense que c’est une polémique créée de toutes pièces. Ceux qui s’opposent au programme de SVT laissent entendre que les auteurs de ces programmes auraient pour but de nier la différence entre les hommes et les femmes et que cela serait contraire à la vérité scientifique. Le but n’est évidemment pas de nier une différenciation sexuée à la naissance. Porter le débat là-dessus n’a pas de sens. Plus exactement, cela n’a de sens que si l’on veut laisser entendre que les pensées secondes des auteurs de ces programmes sont troubles du point de vue de la morale publique.

Or le sujet ce n’est pas du tout ça. Le sujet c’est : comment se fait-il que la France des années 2010 ait encore tant de retard dans la reconnaissance des femmes aussi bien dans leur rôle professionnel que dans leur rôle d’élues, de représentantes du peuple ou que dans leur rôle social ?

Cette question là, est-ce qu’elle est nouvelle, est-ce qu’elle vient des Etats-Unis ?... Ce ne sont pas les gender studies qui ont inventé la construction par la société des rôles impartis à l’homme et la femme. Simone de Beauvoir – Le Deuxième Sexe c’était en 1949, pendant la IVe République – n’était pas Américaine et n’était pas dans la mouvance idéologique dénoncée aujourd’hui. Il y a une méconnaissance du fait que beaucoup de personnalités ont depuis longtemps constaté qu’on ne décrit pas le rôle de l’homme et de la femme de la même manière.

Ce n’est d’ailleurs pas forcément condamnable en soi. Quand on constate, par exemple en Allemagne, que le taux d’emploi des femmes est moins important que dans les autres pays d’Europe parce qu’encore aujourd’hui il revient traditionnellement à la femme d’élever les enfants à la maison, cela signifie quelque chose sur l’état d’une société par rapport à la différence des genres. En France aujourd’hui, le congé parental est possible aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Reste que, quand un homme en réclame un, il y a dans son entreprise de la surprise. Tout ça donc n’est pas nouveau, tout ça ne vient pas des Etats-Unis mais vient de cette science formidablement dévelopée en France depuis Durkheim : la sociologie.

Justement, l’un des arguments des opposants à ces manuels est de dire qu’on devrait en parler en sociologie, pas en SVT...

Le progrès de la science est de ne plus créer de barrières étanches entre les différentes grands champs scientifiques. Dire qu’il y a des choses qu’on apprend dans telles disciplines ou pas, c’est nier que la vraie pensée scientifique associe toujours plusieurs sources de réflexion.

Si je ne me trompe pas, Pascal était d’abord un grand mathématicien. Je pense que, pour beaucoup aujourd’hui, c’est d’abord un grand philosophe. Leibniz était d’abord un grand scientifique. Léonard de Vinci était un grand ingénieur, beaucoup aujourd’hui pensent que c’était un grand peintre. Est-ce qu’on va expliquer qu’on doit ranger les uns ou les autres dans telle ou telle discipline ? Ça voudrait dire que l’on range les savoirs disciplinaires dans des tiroirs. On tire un tiroir, on a une connaissance, et surtout pas de liens avec les autres. C’est exactement le contraire de l’esprit même de la recherche scientifique.

Est-ce que derrière la critique de la théorie du genre que font ces députés ou ces associations, ce n’est pas l’acceptation officielle et tolérante de l’homosexualité qui pose vraiment problème ?

Il y a sans doute effectivement cette préoccupation de protéger notre saine jeunesse d’une orientation défecteuse... Outre le fait que l’apprentissage de la tolérance fait partie des missions de l’Education nationale, on peut douter de l’efficacité de l’omerta sur ces questions-là au collège et au lycée. Et à ma connaissance, ce ne sont pas des sujets pénalement sanctionnés. Alors pourquoi une omerta là-dessus ?

Sur votre profil Facebook, en réaction à cette polémique, vous avez demandé ironiquement « le retrait de Simone de Beauvoir des cours de littérature française » et d’autres livres.

Je pense également qu’il est difficile d’étudier la tragédie classique française, Racine ou Corneille, sans parler de sexualité. On ne comprendrait pas tellement pourquoi Phèdre souffrirait tellement jusqu’à se tuer. On ne comprendrait pas tellement pourquoi Le Cid voudrait retrouver sa belle. Tout notre grande littérature intègre très largement les préoccupations de la séduction, de la sexualité, du désir. L’un des objets de la tragédie classique est justement lorsque les interdits moraux l’emportent sur les pulsions sexuelles.

Lors de vos déplacements sur le terrain pour votre rapport sur la réforme du lycée en 2009, aviez-vous noté des attentes des élèves sur ces thématiques ?

J’avais noté des demandes de professeurs, notamment sur la violence, parfois verbale, souvent physique, que des jeunes filles pouvaient subir au collège et au lycée. Ils réclamaient l’attention des autorités publiques sur le fait que cette violence, notamment sexuelle, existe. Je pense que dans l’apprentissage des formes d’éducation globale, le respect dû à la personne et les notions de dignité humaine sont essentielles.

Sciences Po vient de rendre obligatoire en premier cycle les « gender studies » et c’est une première pour une grande école. Est-ce que cela a été bien accepté par les élèves et le corps enseignant ?

L’idée est venue du corps académique. D’abord, un programme de recherche (PRESAGE) a été lancé et ensuite cela a été proposé au conseil de direction. Cela n’a provoqué aucune difficulté ni dans le corps enseignant ni dans le corps étudiant.

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