Wikileaks : Des enfants-soldats devenus enfants-prisonniers

Publié le 1er mai 2011 sur OSIBouaké.org

LeMonde | 26.04.11 | par Yves Eudes

Les rapports d’évaluation rédigés par les interrogateurs de Guantanamo et révélés par WikiLeaks montrent que parmi les dizaines de détenus arrivés à Guantanamo alors qu’ils étaient encore mineurs, beaucoup ont directement été classés dans la catégorie des "combattants ennemis", et donc traités comme des adultes et maintenus en détention indéfiniment.

Cette attitude est conforme à la tradition judiciaire américaine : jusqu’en 2010, dans divers Etats, un criminel de moins de 16 ans pouvait être condamné à la prison à perpétuité sans possibilité de libération anticipée, même s’il n’avait tué personne. Cette pratique a été interdite en 2010 par la Cour suprême, mais les mineurs coupables de meurtre ne sont pas concernés par cette décision. En 2011, ils sont près de 2500 dans les prisons américaines.

Parfois, les interrogateurs de Guantanamo ne possèdent ni preuves ni aveux, mais en se basant sur des déclarations contradictoires ou des dénonciations d’autres prisonniers, ils en déduisent que le jeune détenu ment, ou dissimule une partie de sa vie. Il est alors considéré comme "faisant preuve de duplicité lors des interrogatoires". A elle seule, cette qualification peut justifier le maintien indéfini à Guantanamo.

Certains adolescents reconnaissent volontiers avoir combattu les forces de la coalition en Afghanistan, et travaillé pour les talibans ou Al-Qaida. Les interrogateurs apprécient leur franchise, tout en refusant de considérer leur jeune âge comme une circonstance atténuante, même s’ils reconnaissent que dans les communautés où ces garçons ont grandi, l’obéissance aux aînés est la seule conduite imaginable.

UNE VINGTAINE DE "TEENAGERS"

En avril, sur les 172 détenus encore enfermés à Guantanamo, une vingtaine étaient des "teenagers" à leur arrivée. Le plus jeune s’appelle Omar Ahmed Kadr, citoyen canadien d’origine pakistanaise, né à Toronto en septembre 1986. Les interrogateurs se sont longuement penchés sur son cas. Selon eux, Omar est issu d’une famille d’islamistes "proches d’Oussama Ben Laden".

Quand il est envoyé en Afghanistan en juin2002 pour se battre contre les Etats-Unis, il a 15 ans et demi. Il participe aux combats pendant quelques semaines, mais dès juillet, il est blessé et fait prisonnier. Sans fournir de preuve formelle, les Américains l’accusent d’avoir jeté une grenade qui aurait causé la mort d’un de leurs soldats. Il est transféré à Guantanamo en octobre 2002, peu après son 16e anniversaire, "à cause de son rôle dans la mort du soldat et de son affiliation à Al-Qaida".

En 2004, les interrogateurs notent qu’Omar est un garçon intelligent et instruit, "qui comprend la gravité de ses actes et de ses affiliations", et qui a souvent été "coopératif et sincère". Mais ils relèvent aussi des points négatifs : "il n’a jamais exprimé de remords sincère pour le meurtre du soldat", il devient "de plus en plus hostile envers ses interrogateurs et ses gardiens", et reste fidèle "à ses valeurs islamistes extrémistes".

En 2010, Omar Kadr est jugé comme un adulte, malgré les protestations de nombreuses organisations, dont l’ONU   et l’Unicef. Pour éviter de purger une condamnation à quarante ans de prison, il plaide coupable de "meurtre et tentative de meurtre en violation des lois de la guerre, conspiration, soutien matériel à une entreprise terroriste et espionnage". Il pourrait être rapatrié au Canada prochainement, mais vu le peu d’empressement du gouvernement canadien pour le récupérer, il est possible qu’en septembre 2011 il fête son vingt-cinquième anniversaire à Guantanamo.

Dans son malheur, Omar a un atout : grâce à sa nationalité canadienne, son cas a été très médiatisé en Amérique du Nord. D’autres jeunes détenus sont moins connus, et leurs chances de s’en sortir encore plus minces.

SOURCE POTENTIELLE DE HAUTE VALEUR

C’est le cas de Hassan Ali ben Attash, né en 1985 en Arabie saoudite d’un père yéménite. Il aurait lui aussi grandi dans une famille de militants proches d’Al-Qaida. Lorsqu’il est envoyé dans un camp d’entraînement afghan en 1997, il a à peine 13 ans. Dès lors, il mène la vie mouvementée des activistes clandestins. Il voyage entre l’Afghanistan, le Pakistan et l’Arabie saoudite, toujours sous le contrôle de ses frères aînés ou de militants plus âgés.

Arrêté au Pakistan en septembre 2002, Hassan Ali ben Attash est livré aux Américains qui le transfèrent en Jordanie, où il restera seize mois et où il affirme avoir été torturé, puis à Guantanamo. Selon le rapport d’évaluation datant de 2008, il serait un expert en explosifs. Entre 1997 et 2002, il aurait "eu connaissance" de la préparation de plusieurs attentats, et d’un projet avorté d’attaque de pétroliers dans le détroit d’Ormuz. Circonstance aggravante, il aurait rencontré Oussama Ben Laden et lui aurait juré fidélité lors d’une cérémonie.

Oubliant qu’au moment des faits il avait entre 13 et 17 ans, les Américains le considèrent comme un combattant aguerri, et même comme un décideur. En 2008, ils continuent à voir en lui une source potentielle "de haute valeur". Ils affirment que s’il était libéré, il constituerait un "risque élevé pour les Etats-Unis et leurs intérêts". A la même époque, son père était en prison en Arabie saoudite, deux de ses frères avaient été tués au combat en Afghanistan, un troisième était en prison au Yémen, et un quatrième était comme lui à Guantanamo. En avril2011, il était toujours incarcéré.

DIFFICULTÉS À ÉVALUER LA VALEUR DU DÉTENU

Parfois, des confusions sur la date de naissance rendent les rapports un peu irréels. Selon un document de mai 2008, Mohammed El-Gharani serait né en Arabie saoudite de parents tchadiens en 1981. Arrêté au Pakistan fin 2001, il est remis aux autorités américaines début 2002.

Puis les enquêteurs énumèrent une liste impressionnante d’activités terroristes : M.El-Gharani aurait appartenu à une cellule d’Al-Qaida basée à Londres, puis transporté des messages et du matériel dans plusieurs pays, participé à la préparation d’attentats-suicides, combattu à Tora Bora aux côtés des talibans…

Incidemment, les interrogateurs reconnaissent qu’ils ont du mal à évaluer la valeur du détenu en termes de renseignement, "à cause du manque de détails fournis dans ses déclarations, et d’une information provenant d’une seule source, qui n’a pas été corroborée".

Or, d’autres services de renseignement américains, ainsi que divers observateurs extérieurs, estiment qu’il serait né en 1986 ou 1987 : il aurait donc mené toutes ces activités et exercé toutes ces responsabilités entre 13 et 16 ans… M.El-Gharani a toujours nié ces accusations.

En janvier 2009, un juge américain décide de le faire libérer, contre l’avis des interrogateurs de Guantanamo, car les principales charges contre lui reposaient sur des dénonciations de détenus dont la crédibilité était remise en cause par les enquêteurs eux-mêmes. Il est transféré au Tchad cinq mois plus tard, après sept ans et demi de détention.

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