« L’islam, vous dis-je ! » ou Sarkozy, médecin imaginaire

Publié le 1er avril 2011 sur OSIBouaké.org

Libération - 31/03/2011 - Par Eric Fassin - sociologue, Ecole normale supérieure (ENS)

Dans le Malade imaginaire, Toinette, qui joue à caricaturer les médecins de l’époque, n’a qu’un diagnostic à la bouche : « Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade. » Argan peut bien énumérer ses multiples symptômes : « Je sens de temps en temps des douleurs de tête. - Justement, le poumon. - Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux. - Le poumon. - J’ai quelquefois des maux de cœur. - Le poumon. » Qu’importe la question ? La réponse est toujours la même.

Molière pousse encore plus loin la satire. Ne peut-on être malade à son insu ? A l’hypocondriaque, il suffit de suggérer d’autres maux, dont il ignorait encore souffrir. Le plus inquiétant, c’est de bien se porter. « Vous avez appétit à ce que vous mangez ? Vous aimez à boire un peu de vin ? Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ? » Il n’est nullement besoin qu’un problème existe pour lui trouver une solution. « Le poumon, le poumon, vous dis-je. »

Aujourd’hui, ce sont les médecins de Molière qui nous gouvernent : une même réponse à tous les problèmes. Le niveau de vie recule ? L’islam. L’insécurité s’installe ? L’islam. L’incertitude monte sur la scène internationale ? L’islam. Le Front national gagne du terrain, en même temps que l’islamophobie ? L’islam, vous dis-je. La loi de 2004 prétendait pourtant trancher une vieille question en interdisant le voile à l’école. Mais ce n’était qu’un début : la laïcité est un puits sans fond. Ainsi, on apprit que la France souffrait, à son insu, d’une « burqite » aiguë. Une nouvelle loi bannit donc en 2010 le voile intégral dans l’espace public. Enfin, pensait-on, c’en était fini.

C’était sans compter la constance de l’UMP, qui organise le 5 avril un débat sur l’islam, ou la laïcité, on ne sait trop. Il paraîtrait en effet que des minarets défigurent notre paysage laïc et son manteau d’églises ; que des musulmans occupent nos rues pour s’y adonner à la prière ; que des femmes se couvrent les cheveux pour travailler dans des crèches, accompagner des sorties scolaires, ou se rendre dans les services publics, ou bien encore portent des jupes que d’aucuns jugent trop longues. On découvre que les imams ne s’expriment pas en latin, et que le Coran n’est pas écrit dans la langue de Molière. Bref, voilà un « problème » qui a de beaux jours devant lui : plus ça change, plus c’est la même chose.

Sans doute, comme le Sganarelle du Médecin malgré lui, les hiérarques du parti présidentiel rétorqueront-ils à ceux qui croient encore que « le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit » : « Oui, cela était autrefois ainsi, mais nous avons changé tout cela. » De fait, nos gouvernants disposent aujourd’hui, pour se donner de l’air, non plus d’un, mais de deux poumons : l’islam, bien sûr, mais aussi l’immigration. Chômage ? Délinquance ? L’immigration, ou l’islam, peu importe, vous dis-je. Lors du débat sur l’identité nationale, le président de la République n’opposait-il pas « ceux qui arrivent », les musulmans, à « ceux qui accueillent » ?

Ainsi du football. Le 15 janvier 2010, évoquant la victoire algérienne face à l’Egypte, Jean-Claude Gaudin dérapait après tant d’autres : « Nous nous réjouissons que les musulmans soient heureux du match, sauf que quand après ils déferlent à 15 ou à 20 000 sur la Canebière, il n’y a que le drapeau algérien et il n’y a pas le drapeau français, cela ne nous plaît pas. » Plutôt que d’étrangers ou d’immigrés, le maire UMP de Marseille parlait de « musulmans » : c’était renouer avec un langage colonial. Venu animer le débat sur l’identité nationale, Eric Besson préférait alors y voir un simple « lapsus ».

Le 27 février 2011, interrogé sur l’opportunité d’un débat autour de l’islam (France Inter-Le Monde- i Télé), ce dernier déclarait : « Je souscris à ce qu’a dit Alain Juppé. Faisons attention à ce que les musulmans ne se sentent pas mis en cause par un débat sur la laïcité. » Il ajoutait toutefois : « Bien sûr, mais nul ne suggère de le faire. » Or il enchaînait aussitôt sur une « difficulté d’intégration » : « Quand, après le match Algérie-Egypte, où la France n’est même pas concernée, 20 000 Marseillais, étrangers, Français d’origine étrangère, vont sur la Canebière brûler les drapeaux français, n’est-ce pas l’indice d’une difficulté ? »

Eric Besson va beaucoup plus loin que Jean-Claude Gaudin, puisqu’il invente un incident imaginaire : on aurait brûlé des drapeaux français sur la Canebière ! La ficelle est grosse. Loin de faire scandale, elle passe pourtant inaperçue : nul journaliste ne s’en étonne, aucun ne rectifie. C’est que le problème a fini par s’imposer comme une évidence. Qu’importe alors la vérité ? Les médecins de la Sarkozie ont donc réussi : le diagnostic est accepté. Pourtant, ils ont échoué : le traitement ne leur rapporte rien. Les sondages convergent tous : pour nos gouvernants, la démagogie xénophobe ou islamophobe ne paie plus. C’est Marine Le Pen qui en bénéficie. Nul ne l’ignore. La preuve ? On s’entre-tue à l’UMP.

Alors, pourquoi persévérer, en dépit des reverS ? Les révolutions arabes inspirent une réponse paradoxale. Les espoirs démocratiques qu’elles suscitent devraient logiquement condamner le « conflit des civilisations » aux poubelles de l’histoire. Dès lors, pourquoi relancer aujourd’hui l’islamophobie ? Le retournement libyen ne suffira pas à faire oublier que la France a soutenu les dictatures arabes jusqu’au bout, pour mieux nous protéger de l’islamisme : le poumon. Ensuite, elle s’est inquiétée de leur effondrement, censé nous menacer d’un déferlement d’immigration. Le poumon, vous dis-je.

Mais pourquoi s’entêter ainsi, à rebours de l’histoire ? Si Nicolas Sarkozy continue, envers et contre tout, d’attiser son problème perpétuel, c’est faute de pouvoir offrir un problème alternatif. Mais il y a plus : y mettre un terme, ce serait reconnaître que sa présidence n’aura été gonflée que de faux problèmes. Certes, avec ses deux poumons, l’UMP ne manque pas d’air. Mais le régime que Nicolas Sarkozy impose au pays pourrait bien, à force de le soigner, tuer le patient. A moins que quelque Toinette ne fasse un sort à nos charlatans. De fait, il est grand temps d’en finir - pas avec l’islam, ni bien sûr avec la laïcité, mais avec ces médecins imaginaires, tellement moins cocasses que ceux de Molière.

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