"Big Pharma" nous surveille, par Jacques Juillard et Bruno Toussaint

Publié le 1er octobre 2006 sur OSIBouaké.org

Article Point de vue paru dans l’édition du Monde du 28.09.06

Fidéliser le client est le rêve de quiconque fait profession de vendre. Les grandes firmes pharmaceutiques en rêvent aussi, dans leur puissant mouvement de banalisation de la consommation pharmaceutique. Car elles savent qu’il est bien moins coûteux de fidéliser un client que d’en trouver un nouveau : six fois moins coûteux, selon certaines études. Et elles estiment qu’elles perdent chaque année 30 milliards de dollars de ventes (sur 600 milliards de ventes mondiales), parce que des patients interrompent leur traitement.

Depuis quelques années, les firmes pharmaceutiques ont investi dans la fidélisation de leurs "clients", les patients, sous prétexte de les aider à bien suivre leurs traitements chroniques. L’"observance" des traitements a ses bons et ses mauvais côtés. Il est dommage d’interrompe un traitement trop tôt. Parfois, le patient a bien raison de l’interrompre en raison d’effets indésirables, ou parce qu’il est inefficace.Mais la poursuite ou non du traitement est une affaire à discuter entre patient et professionnels de santé.

L’intrusion des firmes pharmaceutiques dans l’"accompagnement" des patients à bien suivre leur traitement a commencé aux Etats-Unis, où la marchandisation des médicaments est plus avancée qu’en Europe. Là-bas le prix des médicaments est libre, les firmes peuvent faire de la promotion auprès du public pour des médicaments de prescription, et les "programmes d’aide à l’observance", forme sophistiquée de cette publicité, se multiplient. Ces programmes arrivent en France, par la petite porte. Les députés français doivent bientôt se prononcer sur un projet de loi d’"adaptation au droit communautaire dans le domaine du médicament". Son article 29-10 prévoit d’autoriser le gouvernement à légaliser les "actions d’accompagnement des patients soumis à des traitements médicamenteux, conduites par les établissements pharmaceutiques" par voie d’ordonnance, donc sans possibilité pour le Parlement d’en débattre, alors que ces programmes s’apparentent à de la publicité grand public pour médicaments de prescription. Or cette publicité est interdite en Europe.

Ce projet d’ordonnance prévoit que les firmes pourront mettre en place des "dispositifs individualisés (relance téléphonique, numéro vert, éducation personnalisée pour les patients, envoi d’infirmiers à domicile, etc.)". Ainsi la boucle serait bien bouclée dans un monde organisé par "Big Pharma" : forte implication dans la "formation" initiale et continue des professionnels et dans l’"information" des patients, influences déterminantes dans le processus d’autorisation de mise sur le marché des médicaments, et, pour clore le dispositif, contrôle du malade pour être sûr qu’il prend bien toutes ses gélules et atteint bien son quota de consommation...

Il est temps de mettre un terme à cette dérive dangereuse. L’un des constats d’un rapport sénatorial récent sur le médicament (Le Monde du 14 juin 2006) était l’omniprésence des conflits d’intérêts et la confusion des genres qui sévit dans le monde médico-pharmaceutique. Avec ces nouveaux programmes, elle deviendrait totale : comment imaginer qu’une firme, juge et partie, soit en mesure d’expliquer à un patient qu’il ferait mieux d’arrêter son traitement ou d’en changer ? Les patients que nous sommes tous ont besoin que les parlementaires en débattent sur le fond et refusent d’en être dessaisis par voie d’ordonnance.


Jacques Juillard est président de l’association Mieux prescrire.

Bruno Toussaint est directeur de la rédaction de la revue "Prescrire".

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