Eric Hazan, éditeur « subversif » en pleine « guerre civile »

Publié le 15 décembre 2010 sur OSIBouaké.org

Par Christophe Payet | Journaliste | 14/12/2010

Connu pour être l’éditeur de « L’Insurrection qui vient », Eric Hazan est aussi un penseur de la lutte politique. Il évoque son petit rôle dans le grand bazar d’une société plus conflictuelle que jamais.

En plein cœur de Belleville, la rue Rébeval abrite 40 m2 d’insoumission. Au fond d’une petite cour, un homme crée modestement des « armes » pour préparer la « contre-attaque ». C’est un combattant qui se considère en situation de « guerre civile ».

A l’heure de notre premier rendez-vous, je dois attendre le guérillero devant l’entrée discrète de son repaire. Arrive alors un petit homme de 74 ans. Le visage rougi par le froid. Pas de couteau entre les dents, il est simplement désolé de m’avoir oublié. « C’est embarrassant de ne pas noter les rendez-vous. C’est très mauvais pour mon organisation », s’inquiète-t-il. La révolution, elle, n’attendra pas devant la porte.

Ce soldat, c’est Eric Hazan. Sa machine de guerre, La Fabrique, la maison d’édition qu’il a fondée en 1998, et qui lui valut d’être entendu par la sous-direction de l’antiterrorisme lors de « l’affaire de Tarnac ». Son tort : être l’éditeur de « L’Insurrection qui vient ». Un joli coup de pub pour un texte qui aurait dû rester confidentiel.

Un bourgeois « subversif »

Quand on lui parle d’« éditeur-militant », il rectifie aussitôt :

« Je n’aime pas ce terme, ni celui de d’éditeur radical. Cela ne recouvre pas bien la réalité. Je crois qu’il manque un mot pour décrire ma situation. Généralement quand il manque un mot, c’est que quelque chose pose problème à la société. Mais s’il fallait vraiment me qualifier, je dirais plutôt subversif. Subversif au sens fort du terme. La Fabrique, c’est un hôtel pour accueillir toutes les formes de la pensée subversive. »

François Maspero, éditeur historique de l’extrême gauche dans les années 60-70, se considérait comme « un bourgeois trahissant la bourgeoisie ». Eric Hazan reconnaît lui aussi être un bourgeois. Mais point de trahison. Il a simplement « pris ses distances avec ce milieu-là depuis bien longtemps ».

En tant qu’éditeur, chaque mot a pour lui un sens, surtout lorsqu’il s’agit de décrire son combat. « Je ne fais pas de la résistance, car la résistance voudrait dire que l’on est en train d’être battus. Or, la bataille n’est pas livrée. Je préfère parler d’autodéfense », argumente-t-il en pesant chaque mot. Ses propos sont ponctués de longs silences.

Avec son allure de vieux sage, au front largement dégarni, il respire l’énergie et l’optimisme. L’ancien compagnon de route du FLN voit d’ailleurs le camp de l’émancipation progresser. Avec enthousiasme, il constate :

« J’observe un changement à travers les camarades rencontrés ici et là. Une sorte d’organisation informelle se met en place dans le pays, alors qu’elle n’existait pas il y a cinq ans. »

« Pas que des scléreux du cerveau » chez les trotskistes

Comment voir un progrès dans une période portée par une politique du rejet et de l’exclusion ? « Bien sûr, le discours politique s’est décalé. La droite devient l’extrême droite. Mais tout ce qui se passe dans la politique, c’est de l’autre côté de la ligne de front. » Cette fameuse ligne de front qui lui est si chère. Elle qui sépare le camp subversif de celui de la conservation.

« Ne croyons pas que la vraie bagarre se passe dans le jeu politique », ajoute-t-il. Ce milieu n’est plus, selon lui, qu’un « théâtre de marionnettes ». C’est donc avec sévérité qu’il juge les partis. Les « bureaucrates », comme il les appelle. Surtout ceux de gauche.

Les trotskistes, tout d’abord :

« Ils sont prisonniers de l’histoire et pensent selon des schémas du passé qui ne sont plus valides. Heureusement, il n’y a pas que des scléreux du cerveau chez eux. »

Il rigole. Tout n’est pas à jeter :

« Une partie du NPA est bien dans la même lutte que nous. Il y en a peut-être même chez les communistes, mais c’est déjà moins sûr. J’en connais même qui sont pas idiots et qui sont chez Mélenchon. Mais c’est mystérieux, je ne vois pas quel mécanisme mental a pu les amener chez lui. Mélenchon est vraiment de l’autre côté de la ligne de front. »

Les syndicats aussi en prennent pour leur grade. « On parle de partenaires sociaux. Tout est dit », ironise-t-il :

« Il faut se passer d’eux. Si le mouvement contre la réforme des retraites a été si spectaculaire, c’est parce que les centrales syndicales ont été obligées d’aller plus loin qu’elles ne l’auraient voulu : les gens venaient pour tout autre chose que les retraites. Ils s’agissait d’une colère contre la façon dont le capitalisme gère ce pays. Mais les syndicats ont fini par tout endiguer. »

« Est-ce que ce livre va être une arme ? »

Plus qu’un éditeur, Eric Hazan est un acteur du conflit qu’il rêve de voir exploser :

« Mes livres doivent être des textes qui poussent au passage à l’acte les gens qui sont déjà de notre bord. A mesure que les années passent, mes choix éditoriaux sont de plus en plus guidés par une question : est-ce que ce livre va être une arme ? »

Silence. Son profond regard noir se fixe alors. Plein d’espoir. Après des années de lutte aux côtés des Palestiniens, la résignation ne fait pas partie de son vocabulaire. Il le sait, seule la déchéance physique pourra l’arrêter.

Pousser au passage à l’acte. Un credo qui pourrait surprendre au regard de son catalogue, tant le spectre politique qu’il recouvre est vaste. La plupart de ses livres sont loin d’être des appels au sabotage ou à la lutte armée. Le dirigeant historique du trotskisme français, Daniel Bensaïd, côtoie le virulent manifeste du Comité invisible, lui-même aux côté de l’économiste hétérodoxe Frédéric Lordon.

Mais Eric Hazan ne partage pas ce constat :

« Ce sont tous des livres offensifs. Lordon démonte les mécanisme du salariat et montre que si l’on veut penser le communisme, il faut penser la fin du salariat. Il faut surtout regarder la fin du catalogue, car au début nous nous sommes beaucoup cherchés éditorialement. »

Ce qui est certain, c’est que l’ancien chirurgien devenu éditeur n’a qu’un seul objectif : rouvrir les plaies que la société veut cacher. « Il faut remettre en évidence les lignes de fracture, explique-t-il. La domination a recouvert la société d’un grand édredon, celui du consensus. Elle fonctionne avec l’idée que l’on est une grande famille. Il faut montrer les divisions là où elles sont vraiment ».

« Toutes les luttes ont un même ennemi. » Mais lequel ?

Comme pour décrire sa position d’éditeur, les mots lui manquent encore quand il s’agit de déterminer la cible à abattre : « La domination, c’est vague. L’économie de marché, qui est-ce ? L’appareil d’Etat, les banques en font-elles partie ? »

Une chose est sûre pour lui : les Contis, la « jeunesse populaire de l’après périph », toutes les luttes ont un ennemi commun :

« Cela sera intéressant quand la jonction se fera. Il y a une minorité de plus en plus importante de cette jeunesse qui est politisée. »

Nous discutons donc d’une convergence possible entre « jeunesse étudiante » et « jeunesse des quartiers populaires ». Stella, l’une des jeunes éditrices présentes dans le petit bureau intervient alors, avec agacement :

« Il faut arrêter de séparer étudiants et quartiers populaires. C’est quoi cette idée qu’il ne peut pas avoir de lascars à la fac ? Il y a des Noirs et des Arabes qui font des études. A Nanterre, à Paris-VIII… »

Léger malaise. « Je crois qu’elle a raison », poursuit Eric Hazan. « Il faut savoir exprimer ce genre de choses avec finesse. »

Quand viendra cette convergence ? Il ne sait pas. Il faut l’attendre. Comme les lendemains qui chantent. « Il y aura un détonateur, et cela viendra », espère avec conviction celui qui est né d’un père juif d’Egypte et d’une mère apatride de Palestine.

En attendant la détonation, les militants eux-mêmes ne sont pas toujours prêts à « converger ». « Bien sûr il y a des préjugés et du racisme chez certains d’entre eux », concède Eric Hazan. « On a édité “La Gauche, les Noirs et les Arabes” à ce sujet là. » La discussion se porte naturellement vers la démission d’Ilham Moussaïd du NPA. « Si le parti ne clarifie pas sa position par rapport au voile, il va éclater. » A défaut de voir éclater la révolution…

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