Une expulsion de sans-papiers tourne au drame à Londres

Publié le 19 octobre 2010 sur OSIBouaké.org

Rue89 - Par Sylvain Biville | Journaliste | 17/10/2010 | 11H01

(De Londres) Plusieurs députés britanniques réclament une enquête indépendante après le décès, dans des conditions non élucidées, de Jimmy Mubenga, un Angolais de 46 ans, lors de son rapatriement forcé sur un vol commercial.

Lorsque les passagers du vol Londres-Luanda de British Airways commencent l’embarquement à Heathrow, mardi 12 octobre peu avant 20 heures, quatre personnes se trouvent déjà à bord. Jimmy Mubenga et trois agents de la compagnie de sécurité privée G4S ont pris place au fond du Boeing 777.

La procédure de rapatriement en cours est presque routinière. Chaque année, 10 000 sans-papiers sont expulsés de Grande-Bretagne par avion, en charters pour certaines destinations (Iraq, Afghanistan, Nigeria, RDC), sur des vols commerciaux dans la majorité des cas.

Mais pour Jimmy Mubenga, le voyage ne se passe pas comme prévu. Ce sans-papiers angolais de 46 ans, père de cinq enfants, a épuisé tous les recours légaux pour rester au Royaume-Uni. Une fois dans l’avion, il tente de résister à l’inéluctable renvoi dans son pays d’origine.

« On pouvait entendre le type hurler à l’arrière de l’avion »

Le Guardian a reconstitué la scène, à partir du témoignage de plusieurs passagers. Deux d’entre eux racontent.

« On pouvait entendre le type hurler à l’arrière de l’avion. Il disait : “Ils vont me tuer ! ” »

« Au début, sa voix était forte mais avec le temps, elle est devenue de moins en moins puissante. »

Jimmy Mubenga, plaqué contre son siège par les trois agents de sécurité, se plaint à plusieurs reprises de ne plus pouvoir respirer. Puis c’est le retour au calme dans l’avion. Un passager assis sur la même rangée témoigne.

« Les agents de sécurité ont vérifié son pouls, au cou et au poignet. C’est là qu’ils ont semblé un peu inquiets. »

L’avion, qui avait commencé le roulage vers la piste de décollage, fait demi-tour et revient à la porte d’embarquement. Une équipe médicale d’urgence monte à bord pour tenter de réanimer Jimmy Mubenga, puis décide de l’évacuer vers un hôpital.

Sans son passager, le vol 77 de British Airways peut s’envoler pour Luanda. Quelques instants plus tard, le décès de Jimmy Mubenga est officiellement constaté.

L’autopsie pratiquée n’a pas pu déterminer la cause du décès

L’agence britannique chargée du contrôle des frontières a confirmé de manière laconique qu’un « détenu de nationalité angolaise » s’était « senti mal » lors de son rapatriement et avait été emmené à l’hôpital « où il est décédé ».

Le fils aîné de la victime, Roland Mubenga, 16 ans, s’interroge publiquement :

« Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi ça s’est mal passé. Mon père était solide et en bonne santé -il n’avait jamais une de problème interne ou quoi que ce soit d’autre. Je veux connaître la vérité. »

Une première autopsie n’a pas permis de déterminer la cause du décès. L’enquête, initialement confiée à la police de l’air, a été transférée à la section des homicides de Scotland Yard. Le médiateur chargé de contrôler les conditions de détention a également été saisi du dossier.

L’affaire a pris un tour politique avec l’intervention de plusieurs députés, de l’opposition comme de la majorité. L’élu travailliste Keith Vaz dénonce un « incident consternant » et demande une enquête approfondie et indépendante. Son collègue libéral-démocrate Tom Brake réclame un débat parlementaire sur les conditions d’expulsion des sans-papiers.

Les expulsions sous-traitées à une compagnie de sécurité privée

La société G4S se retrouve au centre des interrogations. C’est à elle que le ministère de l’Intérieur britannique sous-traite l’essentiel du « sale boulot » des rapatriements forcés de clandestins.

G4S se targue d’être la première compagnie de sécurité privée au monde, présente dans plus de 110 pays - dont l’Irak et l’Afghanistan, mais aussi l’Angola . Sur son site internet, elle vante ses qualités d » « intégrité » :

« On peut nous faire confiance pour toujours faire les choses comme il faut. »

Après la mort de Jimmy Mubenga, G4S s’est bien gardée de rappeler cette devise. Elle a promis d » « assister » la police dans son enquête.

En 2008, l’ONG Medical Justice avait déjà dénoncé les abus commis par les « escortes privées » des sans-papiers lors de leurs rapatriement. Dans la foulée, le gouvernement travailliste avait commandé un rapport. Remis en mars dernier, il avait conclu à l’absence de mauvais traitements systématiques, tout en déplorant un usage de la force disproportionné, dans certains cas, par « des compagnies du secteur privé ».

Le Guardian, très en pointe dans la couverture du drame du vol Londres-Luanda, enfonce le clou dans un éditorial.

« Les rapatriements sont un aspect inévitable de toute politique d’immigration. Mais ils doivent être encadrés par des agents proprement formés. C’est une affaire de patience, de compassion et de calme, non pas de recours préventif à la manière forte. »

Un manuel de l’expulsion réussie pour la police française

Les bavures lors de reconduites à la frontière ne sont pas l’apanage du Royaume-Uni. La coalition nationale des campagnes anti-expulsions a recensé 13 décès lors de rapatriements forcés dans toute l’Europe ces 20 dernières années.

En France, les mesures d » « éloignement » sont pas (encore) sous-traitées à des sociétés privées. Ce sont les policiers spécialisés de l’« Unité nationale d’éloignement, de soutien et d’intervention » (sic) qui sont chargés de mener à bien les 28.000 rapatriements - forcés ou « volontaires » - que le gouvernement s’est fixé pour objectif d’atteindre en 2010.

Depuis les deux décès par asphyxie, à trois semaines d’intervalle, de l’Argentin Ricardo Barrientos, en décembre 2002 et de l’Ethiopien Mariame Getu Hagos, en janvier 2003, la police française de l’air et des frontières dispose d’un manuel de l’expulsion réussie, dont Mediapart a publié des extraits l’année dernière.

« Dans la mesure du possible, il convient d’isoler les derniers rangs de passagers de ceux de l’escorte afin d’éviter des gênes aux autres passagers et limiter ainsi tout risque de prise à partie au cours du vol. »

La méthode ressemble à s’y méprendre à celle utilisée cette semaine par les agents de sécurité britanniques chargés d’escorter Jimmy Mubenga. Deux personnes installées au fond de l’appareil ont même été déplacées en classe affaires, selon un témoin.

Dans le vol Londres-Luanda, aucun passager n’est, semble-t-il, intervenu pour tenter d’éviter le pire. L’un d’entre eux a confié ses remords au Guardian.

« Toute ma vie, j’aurai toujours ça dans un coin de ma tête. Aurais-je pu faire quelque chose ? Chaque soir, en m’endormant, cette question va me hanter. »

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