Liberia : enfants non-désirés, adultes indésirables

Publié le 30 juillet 2008 sur OSIBouaké.org

Par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 28/04/2008

Revenir dans un monde en paix, n’est pas chose facile... Pour les anciens enfants-soldats, la vie dans les bandes armées a introduit une radicale discontinuité d’avec la vie d’avant, la vie des autres ; ils semblent se tenir sur le bord, comme s’ils n’avaient rien à en attendre. Et s’ils ont besoin d’être entre eux, c’est souvent parce qu’ils n’ont nulle part où aller... Très vite, nous avons identifié à quel point leurs difficultés actuelles prennent racine dans leur histoire d’enfance, avant leur enrôlement.

Trop souvent, ce sont des histoires d’enfances déjà dévastées, sans liens affectifs stables, sans autre choix qu’une marginalité de survie. Et en Afrique, sans doute plus qu’ailleurs, ne pas avoir d’appartenance à un groupe social équivaut à une sorte de mort psychique. Faut-il dès lors s’étonner de retrouver, parmi les enfants démobilisés, une si forte représentation de ces enfants indésirables ?

Les enfants enlevés par la violence à des familles stables n’ont pas eu les mêmes trajectoires dans les forces armées que ceux qui se sont enrôlés volontairement pour trouver un groupe d’appartenance. Cette évidence mérite d’être détaillée car elle permet de comprendre les défis posés par leur retour dans la vie civile.

Comment se réintégrer quand on n’a jamais été intégré ? De quel retour est-il question quand on ne sait où aller ? Quelle va être l’empreinte laissée par ces années de guerre sur des enfants enrôlés à un très jeune âge, comme l’ont été les Small boys units (SBU) de Charles Taylor ?

Trouver du sens à la vie en famille

Ce groupe concerne les jeunes, filles et garçons, qui ont été enlevés par force lors d’attaques de villages. D’évidence, ils ont été psychiquement protégés par les liens solides auparavant construits dans leur famille et leur communauté, et cette identité enfouie, qu’il fallait cacher pour survivre, les a aidés à ne pas être totalement possédés par leurs commandants.

Ils occupaient des positions basses dans les forces armées, porteurs de munitions, cuisiniers, "bush wife", des esclaves domestiques et sexuels, mais qui parvenaient à ne pas prendre part aux pires actes de violence commis par les autres. Pour autant, leurs retours n’ont pas été toujours faciles, car beaucoup d’entre eux restaient envahis de confusion, de souvenirs traumatiques, de peur que tout recommence.

Dans les groupes de parole, ils avaient surtout besoin d’être rassurés, d’éprouver intimement le fait que la guerre était finie. Ensuite, peu à peu, ils ont réussi à mieux comprendre leurs frayeurs, à mettre des mots simples sur ce qui leur était arrivé, à trouver du sens à leur vie quotidienne en famille.

Les familles qui sont elles-mêmes souvent traumatisées par ce qu’elles avaient vécu, sont aptes à les accueillir comme des victimes, mais peu enclines à entendre ce que les jeunes avaient besoin de partager.

"J’ai toujours senti que ma mère me détestait"

Ainsi, Morris, 17 ans, est désespéré que son père ne veuille plus lui parler. Peu à peu, l’équipe a compris que cet homme refusait l’argent du désarmement, rapporté par son fils à la maison. De l’argent maudit, dangereux, un prix pour ces mangeurs d’hommes auxquels son fils avait été associé...

La majorité des jeunes qui ont été suivis dans le programme de soutien psychologique étaient des enfants indésirables, et c’est même ce qui les a conduit, les garçons surtout, à s’enrôler auprès des combattants. Un choix de survie, d’opportunité, à la recherche d’une appartenance...

Joseph, 16 ans, en témoigne :

"J’ai toujours senti que ma mère me détestait, comme sa famille. Mon père me punissait pour n’importe quoi qui n’allait pas. [...] Mes quatre frères et sœurs sont allés à l’école, mais pas moi. A la place, je devais nettoyer, préparer la nourriture. Pourquoi, pourquoi pas moi ?"

Des enfants indésirables, souvent orphelins, laissés pour compte et en général maltraités, misérables et sans aucune éducation, livrés à eux-mêmes sans transmission de valeurs culturelles, dans une société elle-même très fragilisée et déstructurée par la durée de la guerre.

Faire le deuil d’une puissance passée

Lors de l’intensification des combats dans les années 2000, avec la multiplication des bandes armées rivales, surtout occupées à piller les civils, ces jeunes se sont enrôlés sans trop savoir pour quelle cause, et il n’était pas rare qu’ils changent pour une faction rivale, à la faveur d’une trahison ou d’un conflit.

Volontaires ou entraînés de force, ces jeunes semblent avoir été vite adoptés par les combattants, dont les chefs s’imposaient comme des figures paternelles. La plupart ont donc eu un rôle actif dans les combats et les exactions, cherchant à consolider leur appartenance, à se faire reconnaître et apprécier.

Pour eux, la démobilisation a été une épreuve très difficile, car ils ne pouvaient se résoudre à faire le deuil de leur puissance passée, mais surtout le deuil de ces liens d’appartenance qui structuraient leur fragile identité. L’abandon, la trahison, la solitude, éprouvés comme envahissants et insupportables, voilà ce que la paix semblait leur avoir apporté.

"Nous sommes vos enfants, nous aussi"

A l’atelier de drama, un groupe de garçons avait choisi de représenter un conflit actuel, entre des anciens combattants et un groupe de victimes. Certains d’entre eux devaient donc endosser un rôle de victime... Et avec une authenticité qui les a eux-mêmes surpris, ils ont su trouver les mots justes !

La représentation a été conclue de façon extraordinaire : l’un d’entre eux est entré en scène avec beaucoup de majesté, jouant le chef du village à qui il a fait dire : "nous sommes tous responsables de cette guerre, car vous êtes nos enfants...", "yes, yes, we are your children too !", lui répondaient les autres...

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