Liberia : la ferme où l’on élève des enfants humains

Publié le 30 juillet 2008 sur OSIBouaké.org

Par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 20/03/2008

A Gbanka, une ONG libérienne s’efforce de rehumaniser des enfants autrefois enrôlés par les chefs de guerre. Travail agricole et soutien psychologique se conjuguent pour tenter de les sortir du cauchemar et de les réinsérer. Reportage.

Gbanka (Gbarnga), janvier 2005. Les champs verdoyants s’étirent autour de la ferme, bordés par une palmeraie. Au loin, un groupe de jeunes qui s’affairent à retourner la terre épaisse. Pour les rejoindre, il faut emprunter le sentier boueux et glissant qui longe la rizière encore vide qu’ils aménagent.

La responsable qui nous accompagne est une libérienne chaleureuse, longtemps réfugiée en Côte d’Ivoire, d’où ce français fluide qu’elle prend plaisir à retrouver, pour m’expliquer le programme qu’elle dirige. Pour le compte d’une ONG libérienne, financée par les Nations unies dans le cadre du DDRR (désarmement, démobilisation, réintégration et réinsertion), elle a en charge une soixantaine de jeunes, affectés aux activités de fermage, et elle fait preuve d’un enthousiasme sincère.

Les enfants nous accueillent avec de grands sourires curieux, appuyés sur leurs pelles. Ils ont entre douze et seize ans, leurs yeux pétillent et leurs visages enfantins s’illuminent quand ils se présentent : tous disent quelques mots en évoquant leur avenir.

« Ils sont petits, vous savez, il faut faire attention à eux. »

Leur gaité et leur espoir sont contagieux, mais lorsqu’on y repense le premier soir, c’est avec tristesse et perplexité. Le souvenir que je garde est celui d’un jeune garçon, m’expliquant que les poussins qu’il élève ont besoin de chaleur et qu’il dort avec eux, la nuit, pour entretenir les braises. Un enfant qui caresse un poussin jaune, la mine attendrie. « Ils sont petits, vous savez, il faut faire attention à eux. » Qui a fait attention à lui ? C’est la question que je me suis posée en l’écoutant...

C’est ainsi qu’a démarré, en janvier 2005, le programme de soutien psychologique, destiné à plusieurs groupes d’une douzaine de jeunes garçons et filles volontaires, qui suivaient différentes formations (activités de fermage, mais aussi couture, mécanique, menuiserie, maçonnerie...) organisées par cette ONG, libérienne, SDP. Avec des groupes de parole, organisés au départ deux fois par semaine dans le centre, et dans lesquels le « drama », l’expression théâtrale, a tenu une place centrale. Au fil des mois, les jeunes vont découvrir la confiance à l’épreuve des trahisons passées, réfléchir sur leurs difficultés actuelles comme sur leurs nostalgies et leurs cauchemars, apprendre à résoudre les conflits et surmonter les frustrations autrement que dans la violence ou l’effondrement.

Mais la fin de la formation professionnelle (un contrat de six mois prévoyant une indemnisation mensuelle, et un solde final avec quelques outils) est intervenue de façon prématurée, de l’avis même des formateurs de terrain qui avaient enfin réussi à les apprivoiser, avec une pédagogie aux règles strictes mais sans violences ni humiliations. Les jeunes ont ressenti avec une détresse profonde la perte de ce statut de « SDP children » : regroupés dans les centres de cette ONG, recevant de quoi vivre dans un pays où les civils n’ont plus rien, protégés des confrontations difficiles avec leurs anciennes victimes, ils avaient investi cette identité provisoire pour se reconstruire, et les graciles étayages semblaient s’effondrer. « Light is off, it’s darkness again », dira un des jeunes :

« SDP était la lumière, on nous a laissés dans le noir, on s’est moqué de nous, on nous a trahis, ils nous ont rendu pire. »

Décision étant prise d’endosser le rôle de la lampe tempête, l’équipe de santé mentale a continué son travail avec eux, autrement et durablement : sessions maintenues dans les cliniques, visites dans leurs lieux de regroupement, en veillant pour les uns au retour dans les familles, pour d’autres à leur efforts pour trouver du travail...

Spirale vers un autre monde

Beaucoup sont partis vers Monrovia mais la plupart des jeunes sont restés dans la région et passent toujours donner des nouvelles les jours de marché. Ce cheminement soignant de l’équipe libérienne, fait de vigilance, de disponibilité, de capacité d’analyse et de compréhension, a montré qu’il fallait, dans les échanges avec eux, tenir compte de cet « autre monde » d’où ils revenaient, en essayant de le comprendre, au travers des blessures et déstructurations psychiques laissées en dépôt au fond d’eux. Mais aussi retrouver avec eux les traces de leur histoire avant leur enrôlement, si terrible soit-elle.

Car le constat est sans appel : la majorité des enfants que nous avons rencontrés avaient trouvé dans la famille des « fighters » de quoi combler la détresse de leur enfance dévastée. Des orphelins, des enfants surnuméraires du fait de la misère, ceux qui n’appartiennent plus à personne, les « disowned children ».

Pendant la guerre au Libéria, c’est aussi l’ordre générationnel constitutif des sociétés africaines qui s’est trouvé inversé et écrasé par l’utilisation des enfants soldats. Ils ont été entrainés dans leur enfance dans un « autre monde », un temps situé hors de l’entendement, un monde où l’ensemble des repères culturels, sociaux et affectifs ont volé en éclat. Les transgressions des codes sociaux et culturels ont été systématiques, qu’il s’agisse de l’inversion des générations dans un débordement de violences sauvages, des viols généralisés assortis de parodies d’inversion des genres, des meurtres et des pillages, du détournement des rituels initiatiques des sociétés secrètes, de la bascule des croyances magiques dans des actes de cannibalisme... Des milliers d’enfants, garçons et filles, ont été entrainés dans un conflit dénué de sens politique, en un pacte fondateur diabolique.

Je voudrais raconter ce « retour parmi les humains » qui a été celui des jeunes rencontrés et accompagnés par l’équipe. Pour beaucoup, un retour difficile, douloureux, l’apprentissage de la peur et de la solitude, d’une vulnérabilité terrible : que faire sans le fusil, sans le grand frère ? Mais un retour réussi, au fil du temps.

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