Adoption internationale, solidarité humanitaire, fondation d’une famille : quand les enjeux de sauvetage augmentent les risques psychologiques

Article de Sandrine Dekens dans le nouveau numéro de la revue Chantiers politiques

Publié le 20 janvier 2010 sur OSIBouaké.org

Paris, le 11 mai 2008

Après la publication « à chaud » sur ce blog d’un point de vue clinique sur l’affaire de l’Arche de Zoé (en novembre 2007), l’équipe de Chantiers Politiques m’a donné l’occasion de préciser mon propos. L’article reproduit ci-dessous, traite ainsi de la manière dont les enjeux de sauvetage présents dans l’ensemble du dispositif organisant l’adoption internationale, se retrouvent dans les manifestations psychopathologiques des enfants.

Chantiers Politiques est une revue annuelle réalisée par des étudiants en sciences humaines (philosophie, anthropologie, sociologie, etc.) de l’Ecole nationale supérieure. Le numéro 6 est titré « Enfances », et je vous invite à le commander en ligne sur le site de Chantiers Politiques pour seulement 5€. En plus, ils ont un tout nouveau site Internet, joliement relooké. Pour vous allécher, voici le sommaire :

Le statut juridique de l’enfant

• Nouvelles familiarités : le statut juridique du tiers beau-parent et l’intérêt de l’enfant, par Adrien Legendre

• Les enjeux liés à la reconnaissance des droits de l’enfant étranger, par Bénédicte Masson

• Les étapes de la construction d’un droit international de l’enfant, par Chloé Maurel

L’enfant dans la crise

• Réflexion sur la situation de l’enfant dans le génocide. Entretien avec Aurélia Kalisky, par Sarah Galer

• La culture de guerre destinée aux enfants (1914-1918). Entretien avec Stéphane Audouin-Rouzeau, par Annaïg Lefeuvre

Prendre en charge l’enfant

• Le système Waldorf-Steiner : une utopie éducative à l’épreuve du réel ? Entretien avec Jacques Dallé, par Cécile Lavergne

• L’alimentation des jeunes enfants : un enjeu de pouvoir ? entretien avec Séverine Gojard, par Cécile Ondoa Abeng

• Adoption internationale, solidarité humanitaire, fondation d’une famille : quand les enjeux de sauvetage augmentent les risques psychologiques, par Sandrine Dekens

Y a-t-il une culture enfantine ?

• Les Miasmes de l’exclusion : les jeux de contamination dans les cultures enfantines, par Olivier Morin

• La fabrique des genres à travers le jouet, par Mona Zegaï

• Le théâtre pour les jeunes publics : à la recherche de l’enfant spectateur, par Sibylle Lesourd

• De l’enfant a-culturel à la culture enfantine : quelle expérience du politique ? par Sébastien Pesce

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Adoption internationale, solidarité humanitaire, fondation d’une famille : quand les enjeux de sauvetage augmentent les risques psychologiques.

par Sandrine Dekens, ethnopsychologue clinicienne, psychothérapeute

Il paraît aujourd’hui nécessaire de dépasser les points de vue « pour » ou « contre » l’adoption internationale, pour sortir de l’idéologie constituée sur des questions de principes. Les premiers prônent une large généralisation de cette pratique et son moindre encadrement par les Etats [1], et les seconds contestent toute filiation qui ne soit pas issue d’une relation biologique [2]. En tant que psychologue clinicienne amenée à soutenir des parents adoptants et des enfants adoptés, je propose une approche pragmatique du dispositif existant et des pratiques qui en découlent. En effet, la légitimité des motivations en faveur de l’adoption ne doit pas pour autant brimer notre capacité critique, et ce dans une perspective réformatrice, d’un dispositif qui présente des failles susceptibles de produire des désordres, en particulier psychologiques.

La récente affaire de l’Arche de Zoé a mis en évidence les enjeux de sauvetage d’enfants en danger de mort dans les pays du Sud, qui traversent l’adoption internationale [3]. La recherche en psychologie clinique menée en 2006 auprès de familles ayant adopté un enfant à l’étranger [4], à laquelle s’adosse cet article, montre que ces enjeux sont également présents dans les motivations des parents adoptants, en particulier chez ceux ayant déjà une filiation biologique.

Nous constatons que depuis vingt ans, l’adoption, dispositif destiné à produire de la filiation resté jusque-là fortement national, s’est mondialisée et est désormais investie par des personnes désireuses de venir en aide aux enfants pauvres. Je vais donc m’attacher à montrer comment les enjeux de sauvetage présents dans l’adoption, déterminent une partie des difficultés des familles adoptantes et des troubles psychologiques des enfants.

I. « Sauver un enfant et se sauver grâce à l’enfant [5] »

Via un dispositif administratif et juridique, l’adoption établit un lien de filiation entre des personnes. En France, il existe deux types d’adoption : i) l’adoption plénière consiste à effacer la filiation antérieure de l’enfant pour instituer la nouvelle filiation adoptive. Elle a pour conséquence la réécriture de l’acte de naissance qui porte le nouveau nom de l’enfant, puis la mention « né de » suivie de l’identité des parents adoptifs. L’adoption plénière existe en France depuis 1966 et elle est une particularité française au regard de son exclusivité et de son irrévocabilité, et produit un effacement du lien de filiation précédent et de l’histoire antérieure de l’enfant. Elle est préférée par la quasi-totalité des adoptants à ii) l’adoption simple qui consiste à cumuler la nouvelle filiation à l’ancienne, l’enfant pouvant garder son nom et hériter de sa famille d’origine. En France, cette dernière forme est pratiquée dans des cas exceptionnels d’adoption d’adolescents ou d’adultes.

Par conséquent, c’est le désir de fonder une famille qui motive le recours à l’adoption, que nous désignons par « enjeux de filiation » ; ils concernent les personnes rencontrant des obstacles à l’engendrement biologique. Cependant, d’autres motivations, que nous désignons par « enjeux de sauvetage », guident un certain nombre de candidats. Ceux-ci formulent en effet le projet de venir en aide par ce biais à un ou plusieurs enfants des pays pauvres, vivant sans famille et dont l’existence est menacée par un contexte hostile. Ainsi, l’adoption nationale devenant internationale se caractérise à la fois par un désir de filiation relevant du registre de l’intime (assurer sa propre filiation), et par un désir de sauvetage d’enfants pauvres vivant dans des pays du Sud, relevant quant à lui du registre de l’universel [6] (motivation humanitaire).

La recherche que nous avons menée en 2006 a aussi montré que les enjeux de sauvetage s’étendent au-delà des motivations explicites des adoptants, et se retrouvent dans l’ensemble du système.

1) Dans les pays pourvoyeurs, l’adoption est une forme de migration

Une part importante des enfants confiés ou abandonnés par leurs familles d’origine en vue de leur adoption, le sont dans la perspective d’un sauvetage, plutôt que dans le but de leur donner une nouvelle filiation. Des études montrent que les mères des pays pauvres investissent l’adoption internationale dans une stratégie d’accès de leurs enfants à une bonne éducation, pour qu’ils puissent ensuite les aider en retour [7]. Venant de sociétés où la multiplicité des filiations est la règle, l’adoption à laquelle consentent les familles d’origine s’apparente davantage à un projet de migration, dépourvu des dimensions de désaffiliation et de réaffiliation. Il s’agit pour les sociétés pourvoyeuses de sauver un émissaire investi d’une mission, démarche qui s’inscrit dans une logique de survie du groupe.

Il faut souligner que l’idée de l’adoption comme sauvetage est également très présente dans la société d’origine de l’enfant, où l’adoption est investie de cette manière par l’ensemble des adultes, y compris ceux qui vont préparer l’enfant à son adoption (nurses, familles d’accueil, etc.). D’ailleurs, l’adoption soustrait objectivement l’enfant, dans de nombreux cas, à une réelle menace de mort. C’est ainsi que les récits cliniques d’enfants témoignent de la dimension élective de leur adoption/sauvetage.

2) Le dispositif juridique et administratif agréé un projet de filiation

L’adoption vise à produire des familles selon le modèle de la famille biologique, ce qui explique pour grande partie les critères retenus pour sélectionner les personnes qui seront autorisées à adopter. La différence d’âge entre adoptants et adoptés doit être au minimum de 15 ans, de façon à ce que la filiation adoptive soit biologiquement crédible. Dans tous les cas, les candidats devront solliciter un agrément auprès du Conseil Général. Pendant 9 mois, durée d’une grossesse, le projet parental et la capacité adoptive des parents sont évalués au cours d’entretiens avec les services de l’Etat (assistante sociale, psychologue et parfois psychiatre). Les couples doivent être mariés, bien qu’il soit possible pour une personne d’adopter seule (vestige de l’après-guerre où les orphelins devaient pouvoir être adoptés par des veuves). Au niveau de l’agrément d’adoption, c’est donc la norme de la procréation qui détermine le cadre juridico-administratif. L’agrément accordé aux candidats à l’adoption comporte une « notice » précisant les souhaits de couple en termes de genre, d’âge de l’enfant (souvent un bébé), mais également son état de santé (souvent sain) ou son origine. Concernant ce dernier point, un certain nombre de couples expriment à ce stade le souhait d’une crédibilité biologique du point de vue de l’apparence physique. L’agrément des candidats est donc fondé sur l’évaluation du projet de filiation, les enjeux de sauvetage restant au second plan, teintant tout au plus la candidature d’un potentiel de sympathie supplémentaire.

Ensuite, lorsque les personnes agréées se tournent vers un pays étranger, elles peuvent s’adresser à l’un des 41 Organismes Agréés pour l’Adoption (OAA), dont le plus important est Médecins du Monde [8]. Les OAA sont conventionnés par leurs Etats pour accompagner les futurs parents et chargés de procéder à l’apparentement. Pour ce faire, ni les futurs parents, ni les OAA ne sont pas tenus de respecter le profil de l’enfant figurant sur la notice. En passant par l’intermédiaire d’un OAA français, les adoptants minimisent les risques concernant l’illégalité de l’adoption, les renseignements sur la santé, les conditions de recueil et de vie avant l’adoption, la préparation de l’enfant à son adoption etc. Cet ancrage au sein du dispositif d’une ONG comme Médecins du Monde, par ailleurs spécialisée dans l’aide médicale d’urgence en situation de crise (guerre, famine, etc.), met en évidence la dimension humanitaire que prend dès lors le projet.

3) Pour les parents adoptants, le sauvetage d’enfant est destiné à rétablir un peu de justice dans le monde

En s’ouvrant à l’étranger, l’adoption s’est trouvée investie par le public comme un moyen de venir en aide à des enfants en détresse et de résoudre, à une échelle individuelle, des problèmes sociopolitiques divers. Dans le travail clinique avec les familles adoptantes rencontrant des difficultés psychologiques, les motivations liées au désir de filiation cohabitent avec celles exprimant une volonté de sauvetage : elles souhaitent avoir recours à l’adoption internationale dans le but de fonder une famille, tout en offrant un avenir meilleur à un enfant d’un pays pauvre. Ce qui s’apparente à une « vocation », parfois précoce, s’inscrit pour certains dans la perspective de vivre en conformité avec un idéal chrétien de solidarité, tandis que chez des parents de tradition laïque à sensibilité politique de gauche, elle s’ancre dans la force de l’idéal républicain. Ces derniers estiment avoir personnellement bénéficié du système d’égalité des chances, et considèrent qu’ils se doivent de contribuer à rétablir un peu de justice dans le monde. Dans les deux cas, le fait d’être issu d’un pays du Nord, susceptible d’avoir une responsabilité historique et politique dans la situation des pays du Sud, contribue à renforcer cette motivation au sauvetage.

Ainsi, les motivations des parents adoptants s’inscrit dans un continuum allant des seuls enjeux de filiation aux seuls enjeux de sauvetage, en passant par toutes les positions qui allient les deux types de motivations à des degrés divers (la majorité des candidats à l’adoption acceptant les enjeux de sauvetage au nom de la pénurie d’enfants).

II. Quels sont les problèmes posés ? La cohabitation des deux types d’enjeux, tant chez les individus que chez les groupes, n’est pas sans poser des problèmes spécifiques.

1) Dans les pays d’origine, la question du consentement est au cœur des malentendus

Dans les pays pourvoyeurs d’enfants, de nombreuses polémiques et débats portent sur la question du consentement des parents à l’adoption de leur enfant. Il arrive que se rétractent des parents qui ont pourtant consenti à l’adoption. Il est donc nécessaire d’examiner les fondements de ce consentement.

Tout d’abord, les sociétés d’origine et d’accueil des enfants ont des conceptions différentes de la famille (famille élargie vs famille conjugale), des structures de filiations (patri ou matrilinéaires vs cognatiques), et de la notion même d’orphelinage [9]. La rupture juridique de filiation et l’exclusivité de la filiation plénière sont des impensés dans la plupart des cultures non-occidentales dans lesquelles la multiplicité des liens de filiation est la règle. Nous pouvons donc nous interroger sur la valeur du consentement à quelque chose que l’on ne peut se représenter, et sur les risques de malentendus qui en découlent [10].

Au centre du malentendu, se situe le caractère irréversible de l’adoption, comme le montrent par exemple les travaux sur les mères brésiliennes [11]. Les mères laissent leur enfant à l’orphelinat selon une logique vieille de plusieurs générations où les enfants s’en vont et reviennent, alors que la logique des services de l’Etat veut qu’un enfant placé depuis un certain temps soit considéré comme abandonné. Par ailleurs, ces femmes sont issues d’un système culturel où un enfant peut avoir plusieurs mères, alors que pour les services administratifs, la rupture avec une mère « abandonnante » doit être définitif pour permettre d’installer un lien avec une mère adoptante. De plus, l’adoption plénière, par son caractère exclusif, véhicule un modèle présupposant qu’un individu n’a jamais qu’un seul père et une seule mère. Les recherches de l’anthropologue Ouellette [12] montrent que ce qui semble « aller de soi », est une construction culturelle occidentale basée sur un modèle biologique).

De cet écart peut naître un véritable malentendu entre ceux qui donnent l’enfant et ceux qui le reçoivent. Si c’est un enfant mandaté par son groupe qui est donné, c’est en revanche un individu délié de tous ses attachements antérieurs, parfaitement désaffilié, qui est reçu par les parents adoptants. En ce sens, pour certains anthropologues, l’adoption plénière ne relève ni de la logique du don, ni d’une forme de circulation traditionnelle des enfants, mais s’apparente davantage à une structure d’échange, à un « marché des enfants » [13]. Sans endosser nécessairement le caractère polémique de cette affirmation, force est de constater que dans une situation d’extrême déséquilibre économique entre les donneurs et les receveurs, des réserves peuvent être émises sur le principe même de consentement.

2) Les causes de la vulnérabilité des enfants dans leur pays d’origine sont souvent oubliées

A travers un tel dispositif, seuls les enfants les plus jeunes et les moins malades deviennent les candidats à l’adoption internationale. Les causes des problèmes structurels et chroniques des pays pourvoyeurs ne sont pas modifiées. Les sociétés peuvent ainsi avoir l’impression que les ressources humaines sont exploitées, sans bénéfice en retour pour leurs populations (comme c’est déjà le cas des ressources naturelles de certains de ces pays). Pour les principaux pourvoyeurs d’enfants, le développement à grande échelle de structures locales consacrées à l’adoption internationale (« crèches », « pouponnières », etc.) risque alors de s’inscrire dans un processus de déstructuration des organisations sociales locales et des modalités traditionnelles de circulation des enfants, déjà gravement mises à mal par la misère économique et les événements politiques.

Pour tenter de rétablir une réciprocité, certaines autorités nationales conditionnent l’activité d’adoption des OAA dans leur pays à un engagement de ces dernières dans l’aide humanitaire apportée localement. C’est le cas du Vietnam qui montre ainsi son investissement de l’adoption internationale comme un dispositif de sauvetage humanitaire des enfants vulnérables. A l’inverse, la Suède vient de voter une loi qui empêche les OAA suédoises de réaliser des adoptions internationales dans les régions où elles sont déjà engagées sur le terrain humanitaire, témoignant à l’inverse de son attachement pour une séparation des enjeux de filiation et de sauvetage. Ainsi, à l’heure actuelle, ces contradictions coexistent dans le dispositif de l’adoption internationale, mettant en relation les Etats et les populations des pays d’origine et d’accueil des enfants.

3) Au sein du dispositif, un non-respect de la « notice » est symptomatique

Comme il a été dit précédemment, les services de l’Etat qui évaluent les motivations des candidats en vue de les agréer, centrent leur travail sur le projet de filiation. Les candidats ne sont guère encouragés à élaborer l’ensemble de leurs motivations, à anticiper les difficultés et éventuels conflits entre les différents enjeux, et à en mesurer les conséquences. Ainsi le travail clinique montre qu’il existe un décalage entre le projet parental pour lequel les adoptants ont été évalués et préparés, et les difficultés liées aux caractéristiques de sauvetage, auxquelles certains d’entre eux vont se trouver confrontés. La plupart du temps, les parents réalisent tardivement le glissement de la nature du projet, qui s’est opéré très explicitement par le non-respect de la « notice » qui accompagnait leur agrément. En effet, celle-ci précise le profil de l’enfant pour lequel les candidats sont agréés (genre, âge, place à respecter dans la fratrie biologique, santé, etc.), mais son respect n’est pas obligatoire. De fait, les candidats une fois agréés sont libres de mettre en œuvre des recherches ou d’accepter des propositions de la part des OAA, très éloignées des souhaits qu’ils ont initialement émis et qui ont été validés par l’Etat. Ce non-respect de la notice peut conduire des couples qui souhaitent adopter un bébé, à réaliser par exemple, une adoption plénière d’un enfant de 8 ans ayant vécu dans les rues de Bogota. De fait, l’adoption internationale est souvent une adoption dite « tardive » (en 2006, 47% des adoptions concernaient des enfants de 2 ans et plus. La proportion de bébés de moins d’un an adoptés à l’étranger est de 31%, il s’agit pour l’essentiel d’adoptions au Vietnam).

4) Les enfants peinent à endosser leur nouvelle identité

L’adoption à l’étranger n’est pas sans risque et les difficultés psychologiques peuvent surgir au fil du temps.

Les enfants adoptés peuvent avoir été fragilisés par leur vécu antérieur. Ces enfants ont souvent vécu des événements traumatiques (guerres, troubles politiques, déplacements, vie dans la rue, maltraitances, etc.), ils peuvent présenter des carences physiques (famine, absence de soins médicaux, maladies, etc.) et affectives (pertes des liens d’attachement antérieurs). Il faut alors s’interroger sur l’adaptation du cadre familial et de l’amour parental comme dispositif de « réparation » de ces enfants, et sur le recours à l’adoption comme « placement thérapeutique ».

En outre, le transfert d’enfants d’un monde à un autre crée une fragilité psychologique supplémentaire [14]. L’adoption produit une succession d’événements qui peuvent en soi augmenter la fragilité d’enfants déjà très vulnérables : ruptures de liens de filiation antérieurs, arrachements avec des objets d’attachement (personnes, lieux, langue, etc.), transplantation dans un nouveau monde, etc. Le plus grand risque est la souffrance identitaire, qui dans ses formes extrêmes, s’exprime sous des formes psychotiques ou dépressives (problèmes cognitifs, tentatives de suicide, grande violence, etc.). Arrachés à leur pays, il arrive que les enfants ramenés en France aient des difficultés à se glisser dans la fiction juridique qu’est l’adoption. Le risque pour ces enfants déracinés est de rester « suspendus » entre deux identités [15].

Enfin, la rencontre interculturelle favorise les malentendus entre parents et enfants. En rêvant son adoption, l’enfant se représente sa nouvelle famille à partir de sa culture d’origine et tend à idéaliser la société occidentale. De nombreux malentendus sont rendus possibles par cette rencontre entre un monde pauvre et un monde riche offrant les plaisirs faciles de la consommation et par la dimension élective de l’adoption. D’autres malentendus peuvent aussi surgir entre les codes de comportements, ceux de l’enfant pouvant paraître inquiétants en France pour les parents et les professionnels (ex : un enfant qui ne regarde pas dans les yeux, marque une attitude de respect en Afrique de l’Ouest, alors cela est perçu comme un signe d’inhibition et d’évitement du contact en France). Ces malentendus culturels peuvent être interprétés en termes psychopathologiques [16].

III. Les contradictions du système se traduisent en termes psychopathologiques

1) Les enjeux entrent en conflit

Le plus souvent, les parents adoptants forment initialement un projet parental classique, formalisé au moment de l’obtention de l’agrément. En général, l’enfant qui pourra aisément se glisser dans ce projet est en bonne santé, pas trop âgé. Puis, tout se passe comme pour une grossesse : la femme se sent mère lorsqu’elle reçoit la photo ou la vidéo de l’enfant, le père lorsqu’il le rencontre véritablement. Dans une telle logique, ces parents font tout pour gommer la fiction spécifique de l’adoption, et la plupart du temps, l’enfant se conforme autant que possible au projet parental. Mais peu à peu, il se heurte à des contradictions avec lesquelles il a du mal à négocier (effacer sa couleur de peau, oublier son histoire). Certains enfants sauvés ont du mal à « tourner la page » de leur passé, ils peuvent se sentir en deuil, étrangers au sein de leur nouvelle famille, être en difficulté scolaire, se sentir mal acceptés au sein d’une société qu’ils jugent souvent raciste. Ils peuvent avoir l’impression qu’aucune place n’est faite à leur histoire. Les troubles psychologiques de l’enfant rappellent alors à la famille qu’il n’est pas un enfant biologique et signent sa difficulté à concevoir sa place d’enfant adopté. Un jour, la pression peut devenir telle que l’enfant explose en violence.

2) Une adoption « sous pression »

La présence de l’idée du sauvetage au sein du dispositif détermine fortement la pression à la réussite qui s’exerce sur l’ensemble des acteurs, parents et enfant. Les protagonistes ont tous des « bonnes raisons » pour que l’adoption réussisse (justifier l’abandon, vaincre la fatalité). La vocation au sauvetage produit une cristallisation des enjeux parentaux, tandis que du côté de l’enfant, plus il aura conscience d’avoir été sauvé, plus il devra être à la hauteur de son élection et donner du sens à ce sauvetage. Dans cette perspective, la psychopathologie des enfants adoptés pourrait se révéler être un syndrome de l’enfant sauvé : plus la dimension de sauvetage d’enfant serait présente dans la situation d’adoption, plus il y aurait un risque de troubles.

Critères susceptibles de converger vers une pression à la réussite de l’adoption :

  • Le milieu d’origine est misérable et carencé, l’enfant aurait pu mourir ;
  • La réussite sociale et économique a motivé le don ;
  • L’enfant a été choisi/élu parmi de nombreux enfants défavorisés ;
  • L’enfant a rêvé d’avoir une famille et a souhaité/demandé son adoption ;
  • La vocation au sauvetage est présente chez les parents, se mêlant aux enjeux de filiation ;
  • Le milieu d’accueil est socialement et intellectuellement privilégié ;
  • La réussite sociale représente une valeur importante pour les parents adoptants qui formulent des attentes à cet égard

La contrainte à la réussite du projet d’adoption se manifeste par un haut degré d’attentes et une attitude volontariste de la part des acteurs. Dans ce climat de fortes pressions et un contexte rigide, il est difficile de négocier avec soi et avec les autres. La présence d’enfants biologiques du couple peut augmenter la pression à la réussite, par effet de comparaison. Ainsi, dans ce processus, l’enfant peut avoir participé aux démarches d’adoption, il s’adapte d’abord très bien, apprend le français très vite, paraît se couler naturellement dans la vie de famille et se conforme parfaitement au projet parental, il semble même oublier sa vie d’avant. Peu à peu, les parents réévaluent cette intégration qui semblait parfaite, ils décrivent un enfant « qui n’a pas le goût de l’effort », qui n’a pas « percuté sur la nécessité du travail scolaire », comme si « tout devait lui arriver tout-cuit ». Vers l’âge de l’adolescence, arrive alors une rupture brutale, manifestation du coût psychique de l’adaptation sur fond de pression à la réussite. En très peu de temps, tout semble s’écrouler : l’histoire de l’enfant ressort, parfois sur un mode conflictuel (culpabilité, tristesse, antagonismes), souvent sur un mode clivé (terreurs nocturnes, hallucinations, forte anxiété, raptus).

IV. Renforcer la cohérence du système

Les tensions suscitées par les enjeux de sauvetage qui traversent ce dispositif de filiation, sont mises en évidence par les malentendus et les contradictions rendus possibles au sein du système, qui se traduisent en termes de psychopathologie individuelle. Le constat des désordres induits par les pratiques actuelles incite à l’ouverture d’un vaste chantier politique visant à rendre plus cohérent l’encadrement de l’adoption internationale : soit elle est un dispositif visant à établir une filiation, et doit être dépourvue des enjeux de sauvetage, soit à l’inverse, elle est considérée comme un moyen possible pour secourir des enfants en danger. Dans ce dernier cas, toutes les conséquences logiques d’une telle position doivent être tirées, en particulier en faisant passer au second plan les enjeux de filiation.

1) S’ouvrir à l’adoption simple

D’une part, l’adoption plénière, du fait de ses caractéristiques d’exclusivité, doit être réservée aux seuls cas où le projet de filiation est cohérent avec le profil de l’enfant réellement adopté. Ainsi, les notices d’agrément doivent être respectées par l’ensemble des acteurs.

D’autre part, si l’adoption internationale est considérée comme un moyen pour sauver des enfants des pays pauvres, il s’agira alors de prendre acte que :

  • Elle concerne massivement des enfants déjà grands (plus de 2 ans), ayant une histoire et des liens de filiation qu’il s’agira de préserver.
  • Ces enfants sont susceptibles d’être en grande difficulté médicale, psychologique et scolaire.

Dans cette perspective où l’adoption est pensée comme une opportunité de « réparation » de ces enfants, les pouvoirs publics devraient investir des moyens pour l’accompagnement psychosocial des familles par des professionnels du soin ; des lieux de soins spécialisés devraient être développés, et le système scolaire devrait être aménagé pour pouvoir les accueillir. Le projet réalisé pour ces enfants doit être dépouillé des enjeux de filiation exclusive et irrévocable, et l’adoption simple doit être envisagée.

L’ouverture à l’adoption simple peut en outre représenter une véritable opportunité de relancer l’adoption nationale d’enfants pupilles de l’Etat français qui pour le moment, n’ont pas d’espoir d’être adoptés. En 2003, sur les 2882 enfants ayant un statut de pupilles de l’Etat, et par conséquent juridiquement adoptables, seuls 1009 ont été placés en vue d’adoption. Les deux autres tiers ne répondaient pas aux critères émis par les adoptants dans leur projet initial, en raison de problèmes de santé, de handicap  , ou parce qu’ils sont grands ou en fratrie. Paradoxalement, c’est bien souvent dans l’espoir de pouvoir adopter un enfant plus conforme à leurs désirs que de nombreuses personnes agréées se tournent vers l’étranger, pour concrétiser un projet qui les conduira souvent à adopter un enfant présentant les mêmes caractéristiques d’âge et de vécu que celles qui les avaient détournées de l’adoption nationale. En bref, les pupilles de l’Etat pourraient bénéficier en premier lieu d’une promotion nouvelle de l’adoption simple.

2) Financer le développement de solutions locales

Toujours dans la même perspective de l’adoption comme moyen de sauvetage, nous avons montré qu’elle ne constitue cependant pas une aide au développement local pour les pays pauvres. Il est par conséquent logique que les pays bénéficiaires s’engagent par des voies spécifiques dans l’aide publique au développement des pays pourvoyeurs d’enfants. De plus, les accords d’adoption internationale entre deux pays ne pourraient s’inscrire que dans la perspective transitoire de l’aide d’urgence. Un soutien technique et financier pourrait alors être apporté aux pays pourvoyeurs afin qu’ils développent les alternatives locales existantes et innovantes permettant aux enfants de grandir dans de meilleures conditions au sein de leurs communautés d’origine : les parrainages internationaux et nationaux, les familles d’accueil locales, les maisons sociales, les villages d’enfants, etc.

***

Notre approche du phénomène est celle de la psychologie géopolitique clinique, dont la méthodologie permet de saisir les logiques qui animent les acteurs situés aux différentes interfaces, sans jamais les disqualifier. Car, comme le souligne Françoise Sironi [17], « les événements géopolitiques contemporains sont saturés d’incompréhensions culturelles » qui « peuvent être instrumentalisées aux endroits d’interface entre les mondes ». La clinique de l’adoption internationale montre qu’effectivement les troubles psychopathologiques des enfants adoptés à l’étranger ne sont pas réductibles à des problématiques intrapsychiques individuelles, mais présentent une dimension géopolitique inhérente à la mondialisation du dispositif. Ce système entretient les ambiguïtés entre enjeux de filiation et de sauvetage, rendant possible des mises en actes d’intentions implicites parfois très contradictoires. Plongé dans cet univers de contradictions, l’enfant les donne à voir par ses troubles psychologiques et par ses comportements. Il est cependant possible de développer un accompagnement des parents et des enfants, afin de les guider et de limiter les contradictions entre les différents enjeux de chacun des acteurs et les incohérences dans la mise en œuvre de leur projet. L’ouverture d’un tel chantier politique présente par conséquent un intérêt en termes de prévention et de prise en charge spécifique des troubles. Ceux qui s’y attèleront se rappelleront néanmoins que du point de vue de la psychopathologie, l’arrachement d’enfants à leur communauté, à leur langue, à leur culture n’est pas sans conséquences négatives, car, pour reprendre l’image de Julien Gracq [18], nous sommes des « plantes humaines » attachées à une terre.

Pour citer cet article : Dekens S. (2008), « Adoption internationale, solidarité humanitaire, fondation d’une famille : quand les enjeux de sauvetage augmentent les risques psychologiques », Enfances, Chantiers politiques, n°6, Paris : Ecole Nationale Supérieure.

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[1] Voir l’article du philosophe Jacob Rogozinski, « Pour le droit à l’adoption », publié dans Le Monde du 17 novembre 2007

[2] Et de surcroît hétérosexuelle, voir l’article de l’anthropologue François-Robert Zacot, « L’Occident, l’adulte et l’enfant », publié dans Le Monde du 8 novembre 2007

[3] Jablonka I., (2008), « L’Arche de Zoé ou le système du déracinement », Paris : La vie des idées ; http://www.laviedesidees.fr/L-Arche...

[4] Dekens S., (2006), Exposés et sauvés. Le destin singulier des enfants adoptés à l’étranger, Mémoire de recherche clinique, Saint-Denis : Paris 8

[5] La formule est empruntée à la sociologue Edwige Rude Antoine (Rude Antoine E., (1999), Adopter un enfant à l’étranger, Paris : Odile Jacob), reprise par le psychologue Pascal Roman (Roman P., (2002), L’adoption à l’étranger et la souffrance des liens. L’étrange étranger à l’épreuve de la filiation, Vaucresson : Etudes et Recherches, N°5, CNFE-PJJ, Université de Lyon).

[6] Rude Antoine E., (1999), Adopter un enfant à l’étranger, Paris : Odile Jacob

[7] Collard C., (2004), « La politique du fosterage et l’adoption internationale en Haïti », in Leblic, I. et coll., De l’adoption. Des pratiques de filiation différentes, Clermont Ferrant : PUBP, Coll. Anthropologie

[8] En France, 16,5% des adoptions à l’étranger via les OAA ont été réalisées en 2006 par l’intermédiaire de Médecins du Monde. Source : Ministère des affaires étrangères

[9] Appaix O., Dekens S., (2005), Pour un plan d’action en faveur des orphelins et enfants vulnérables, Volume 1, Analyse de situation, Orphelins Sida International, Paris

[10] Pury (de) S., (1998), Traité du malentendu. Théorie et pratique de la médiation interculturelle, Pais : Les empêcheurs de penser en rond

[11] Fonseca C., (2004), « La circulation des enfants pauvres au Brésil. Une pratique locale dans un monde globalisé », in Leblic I. et coll., De l’adoption. Des pratiques de filiation différentes, Clermont Ferrant : PUBP, Coll. Anthropologie, pp 209-237

[12] Ouellette F.-R., (1996), « Statut et identité de l’enfant dans le discours de l’adoption », Naître en marge, Paris : Gradhiva, n°19 ; Ouellette F.-R., (1998). « Les usages contemporains de l’adoption », in Fine A., Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, Paris : Maison des Sciences de l’Homme

[13] Ouellette F.-R., (2004), « Adopter, c’est donner », in Leblic I. et coll., De l’adoption. Des pratiques de filiation différentes, Clermont Ferrant : PUBP, Coll. Anthropologie

[14] Jablonka I., (2007), Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Paris, Seuil, 2007 ; Dekens S., (2006), Exposés et sauvés. Le destin singulier des enfants adoptés à l’étranger, Mémoire de recherche clinique, Saint-Denis : Paris 8

[15] Demortier C., (2000), Adopté dans le vide, Paris : Jubilé / Les enfants du fleuve

[16] Romana V., Dekens S., (2006), « Enfants adoptés en difficulté : pour une prise en charge psychologique spécifique », Le Journal des Professionnels de l’Enfance, Dossier Adoption coordonné par Sellenet C., N°39, Mars-Avril 2006, pp 60-64

[17] Sironi F. (2007), Psychopathologie des violences collectives, Paris : Odile Jacob, p182

[18] Gracq J., (1946), Liberté grande, Paris : José Corti, 1969