Aspects anthropologiques du sida chez l’enfant

par Alice DESCLAUX, Université Paul Cézanne d’Aix-Marseille, CReCSS

Publié le 1er octobre 2006 sur OSIBouaké.org

Parmi les sciences sociales, l’anthropologie est celle qui analyse les rapports entre l’épidémie de sida   et les sociocultures, en examinant en particulier quelles réponses les cultures ont mis en place notamment en termes de soin et de traitement social des malades (de la protection à la stigmatisation), ainsi que les effets de la maladie sur les rôles sociaux, les savoirs, les valeurs, l’organisation sociale (notamment familiale). Les analyses de terrain ont montré que l’épidémie de sida   est à la fois un révélateur du social (notamment de ses inégalités et des valeurs sous-jacentes), un « moteur » pour réformer le social (cela a souvent été le cas dans les pays du Nord) et un « dévastateur » du social (dans les pays du Sud). Je n’aurai pas le temps ici de passer en revue les multiples effets de l’atteinte des enfants dans les pays du Sud où, selon le système social préexistant, les initiatives locales, et la dynamique épidémique locale, l’une de ces dimensions est prééminente. Je vous propose de nous intéresser aux aspects socioculturels susceptibles de limiter le traitement des enfants vivant avec le VIH   (ce qui pourra servir de base pour une discussion concernant les enfants affectés), et de discuter quelques traits qui semblent être des « invariants culturels », c’est-à-dire qu’ils apparaissent sous diverses formes dans divers pays du Sud (certains pays ou sites ayant dépassé ce stade). Ce colloque est un des lieux susceptibles de faire évoluer ces représentations.

L’atteinte des enfants par le VIH   : une épidémie encore invisible ? L’un des premiers obstacles à la prise en charge des enfants infectés est jusqu’à présent la faible proportion des enfants dont l’atteinte a été diagnostiquée. A cela plusieurs raisons, dont le fait que l’atteinte des enfants est encore peu visible. L’« existence sociale » de la maladie concernant les enfants peine à émerger sur la scène publique, au-delà des centres médicaux spécialisés. On constate toujours l’absence de constitution de représentations populaires spécifiques du sida   pédiatrique, pour plusieurs raisons :

  • Incapacité à construire la représentation d’enfants touchés une maladie liée à la sexualité, donc perçue comme une pathologie d’adultes.
  • Les syndromes pré-existants, au lieu de fournir un « support » pour les représentations du sida   semblent « faire écran » : un enfant infecté par le VIH   meurt de marasme ou de kwashiorkor. L’entourage « s’arrête » à ce premier diagnostic dans les contextes où ces pathologies sont fréquentes - comme c’est le cas dans la majorité des pays pauvres. Ceci contribue à retarder le recours à des soins adaptés, et à la poursuite de traitements populaires, traditionnels ou délivrés par des structures de soin primaires encore incompétentes dans le dépistage du VIH   chez l’enfant.
  • Très peu de messages concernant le sida   chez l’enfant -ou son traitement- ont été diffusés dans la population, par crainte de susciter des attitudes stigmatisantes.

Une épidémie longtemps invisible dans la culture médicale, du global au local Cette absence de visibilité ne concerne pas que les cultures locales : dans le passé, elle a marqué la culture médicale, au plan international (on peut citer la vraisemblable sous-estimation épidémiologique jusqu’en 2000), et sur le terrain, prenant encore aujourd’hui diverses formes localement -en dehors des sites de prise en charge pionniers. Plusieurs motifs à cela :

  • L’incapacité à « voir » un problème tant qu’on n’a pas de solution à proposer.
  • Le sida   a été perçu comme remettant en question des programmes préexistants : ce fut le cas notamment pour les organismes des Nations-Unies qui n’ont réellement pris en considération la question de la transmission du VIH   par l’allaitement qu’à partir de 1998, craignant de mettre en danger les acquis du programme de promotion de l’allaitement maternel.
  • Outre les problèmes structurels d’accès au dépistage dans les services de soin, au cours des consultations médicales, les médecins sont encore réticents à dépister les enfants notamment parce que l’annonce d’une séropositivité au père, détenteur de l’autorité légale sur l’enfant, peut éveiller chez lui une suspicion concernant le statut de la mère, ce qui peut la mettre en danger là où la discrimination est encore présente. De nombreux soignants ont du mal à gérer le risque social lié au diagnostic pédiatrique, d’autant plus que des équipes différentes assurent la prise en charge des enfants et celle des adultes. Ceci les conduit à mettre en œuvre auprès des familles des stratégies de communication parfois complexes. Tous ces facteurs ont contribué au retard pris par les institutions médicales pour mettre en place des mesures et des programmes concernant les enfants.

Stigmatisés mais considérés comme victimes Comme les adultes, les enfants portent le poids du stigmate du VIH  , que la suspicion d’infection porte sur eux-mêmes ou sur un membre de leur famille. Les enfants sont a priori considérés à peu près partout comme des « victimes » innocentes de l’inconduite des adultes. S’ils sont souvent « surprotégés », ils ne sont pas toujours l’objet d’une attention ou d’un investissement particulier. Ils peuvent faire l’objet d’une autre forme d’ostracisme basée sur divers éléments : En Afrique de l’ouest et en Afrique centrale, certaines représentations pré-existantes ont été réactivées, qui considèrent que l’enfant, qui est à la fois un être autonome et un ancêtre qui revient, est celui qui a « agressé » sa mère. Ces représentations sont nourries par l’aspect physique des enfants cachectiques, qui « évoquent des vieillards ». Probablement plus répandue est l’attitude de négligence déjà décrite pour des enfants atteints de kwashiorkor. Le terme de « négligence sélective » désigne cette situation où, dans des conditions de détresse, les mères préfèrent consacrer leur énergie et leurs moyens limités à leurs autres enfants, ceux qui ont une meilleure santé et pour lesquelles les soins auront davantage de chances de produire des effets favorables. Largement inconsciente, cette négligence sélective qui se traduit notamment par une altération des interactions mère-enfant, peut être interprétée comme un « mécanisme psychologique de survie pour l’unité familiale ». Nous ne savons pas encore si des mesures spécifiques doivent être mises en œuvre pour lutter contre cet aspect particulier de la stigmatisation.

Sida   pédiatrique dans les pays du Sud = Mort ? Les obstacles en amont portant sur l’accès au diagnostic ne sont pas les seuls. J’ai été frappée par les propos de professionnels de santé africains, certes non spécialisés dans le domaine du VIH  , témoignant d’un grand scepticisme à propos du devenir d’enfants sous traitement. Bien sûr, un certain délai est toujours nécessaire pour que les résultats de nouveaux traitements soient connus et modifient les représentations collectives. Mais il semble que d’autres perceptions entrent en jeu, comme si la vulnérabilité économique et sociale des familles touchées par le sida   rendait impensable la récupération bioclinique des plus précaires de leurs membres. Ce scepticisme est à mettre en rapport avec les représentations très négatives du devenir des orphelins affectés par le VIH  , considérés a priori comme destinés à vivre en marge de la société, [que nous avions eu l’occasion d’analyser notamment il y a quelques années dans la presse grand public en Thaïlande, et observées ailleurs]. Quelles qu’en soient les raisons, parmi lesquelles la mémoire des années sans traitement tient probablement une place importante, le sida   pédiatrique est toujours considéré par la population mais aussi par un certain nombre de soignants comme une maladie rapidement mortelle. Ces représentations collectives expliquent probablement certaines réticences du monde médical à s’engager davantage dans la prise en charge des enfants, d’autant plus que beaucoup perçoivent cette prise en charge comme inadéquate.

Des parents doublement fragilisés ? Enfin, la santé de l’enfant est tributaire de la santé et du soutien de son entourage, en particulier ses parents, eux-mêmes infectés ou affectés. Leur rôle auprès de l’enfant fait aussi l’objet de représentations des soignants, en dehors des sites spéciallisés, qui peuvent soulever quelques questions. La mère ? Les enfants diagnostiqués comme infectés par le VIH   sont de plus en plus souvent issus de programmes PTME  . Les programmes PTME   permettent de réduire drastiquement le nombre d’enfants contaminés, mais laissent subsister un risque résiduel. Or, dans de nombreux programmes, on explique aux mères que la PTME   permet d’éviter la transmission, sans évoquer le risque résiduel ; Aussi, les enquêtes montrent que les femmes dont l’enfant est infecté sont culpabilisées et s’accusent de l’infection de leur enfant. Le père ? Les responsables de nombreux programmes PTME   déplorent l’absence de mobilisation des pères et leur faible implication. Certes, dans certains contextes, peu de pères s’impliquent dans les soins à l’enfant considérés comme relevant du rôle social des femmes. Mais dans d’autres cas les pères ne parviennent pas à faire reconnaître leur propre rôle ou à trouver leur place dans la PTME   ou dans la prise en charge des enfants, menées dans des structures de soin essentiellement ouvertes aux mères. La frontière est parfois incertaine entre le conseil visant à l’investissement des parents et leur culpabilisation concernant l’attention accordée à leurs enfants malades. Les recommandations internationales rappellent que la prise en charge de l’enfant, qu’il soit infecté ou affecté, ne peut plus être pensée hors d’une prise en charge familiale. Celle-ci reste largement à définir et devra appuyer les parents

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