Côte d’Ivoire : « Je ne suis pas une victime »

découvrez comment à l’image de Rodrigue de Nzrama, les orphelins du sida de Bouaké sont aussi les premiers acteurs de la lutte contre l’épidémie

Publié le 26 mai 2006 sur OSIBouaké.org

Lutter pour les jeunes qui comme lui, souffrent de l’impact du sida  , c’est le credo de Rodrigue Koffi

BOUAKÉ, 26 mai - Rodrigue Koffi refuse les étiquettes : il n’est pas un « orphelin du sida   » mais un « acteur de la lutte » contre l’épidémie qui ravage son pays, la Côte d’Ivoire, un ardent militant du dialogue et de la responsabilisation des enfants vulnérables.

« Je ne suis pas un exemple, je ne fais que traduire des problèmes », explique ce jeune homme de 20 ans. « Il n’y a pas de critères, pas de casting pour les orphelins et les enfants vulnérables : on les retrouve dans les prisons, dans les rues, dans les villages ou dans la prostitution. »

Rodrigue Koffi est l’un des fondateurs et actuel président de l’association Nzrama (‘Etoile’ en baoulé, la langue locale), qui rassemble une cinquante d’enfants orphelins, affectés par le sida   — le plus âgé a 25 ans. « Je ne suis pas une victime, je suis un défenseur du droit des enfants », insiste-t-il.

Le père de Rodrigue, un cadre d’entreprise de Bouaké, la deuxième ville de Côte d’Ivoire dans le centre du pays, est mort en 1996 après une tuberculose aiguë et un cancer de la peau. Le niveau de vie de la famille, cinq enfants et leur mère, a alors chuté d’un coup.

« On avait une vie assez aisée avant la mort de mon père », se souvient Rodrigue. « Après, tout a changé et, comme je ne comprenais pas ce qu’il se passait, j’en voulais à ma mère, ça n’allait pas du tout entre elle et moi. »

Quand sa mère a commencé à tomber malade, Rodrigue, qui appartenait au club santé de son école, l’a accompagné au centre SAS (Solidarité Action Sociale), un centre intégré de prise en charge des personnes vivant avec le VIH  /SIDA  , en plein coeur de la ville.

« Je n’aimais pas aller là-bas, il y avait beaucoup de patients, des affiches sur le sida  , on nous cachait des choses, on ne parlait pas aux enfants », regrette-t-il.

Le centre SAS prend aujourd’hui en charge près de 3 000 enfants et 300 patients, des personnes infectées par le VIH  /SIDA   sous traitement antirétroviral (ARV  ) régulièrement suivies par quatre assistants sociaux et un médecin, installés à demeure dans un étroit bâtiment de deux étages.

Rodrigue, qui voulait devenir médecin, est intrigué par ce qui s’y passe : « Pourquoi les équipes de SAS nous visitaient, nous et pas les autres ? Pourquoi ils venaient nous voir ? »

Exaspéré par le silence qui entoure la maladie de sa mère, il a fait le siège du centre au point qu’un jour, il a refusé d’en sortir sans explications. Penda Touré, la directrice de SAS, se souvient de cet enfant fragile, d’à peine 11 ans. « L’assistante sociale est venue me voir parce qu’elle n’arrivait pas à s’en débarrasser : il voulait qu’on lui dise ce qu’avait sa mère ! Il était dur ! »

Pour SAS, l’enfant peut apprendre le statut sérologique de ses parents, ou le sien, dès lors qu’il se sent prêt, une démarche qui est entreprise dès que le résultat du dépistage est connu, et annoncé à l’adulte ou aux parents.

Connaître son statut est un droit

De guerre lasse, l’équipe d’appui psychosocial a avoué à Rodrigue la séropositivité de sa mère - mais celle-ci n’a jamais su, jusqu’à sa mort en 2000, que son fils était au courant.

« Mes frères et soeur parlaient de sorcellerie, ma mère nous encourageait dans ce sens, on en parlait entre nous, elle n’a jamais tenté de nous dissuader : elle avait peur qu’on l’abandonne, si on apprenait la vérité », raconte-t-il, amer.

Depuis, Rodrigue a compris cette peur de parler, de se confier. « Quand maman a commencé à être vraiment malade, le propriétaire nous a chassé de la cour où nous habitions. Nous avons dormi trois jours sous la pluie, la famille et même les amis de l’église se sont détournés de nous. »

Malgré sa tolérance affichée, le jeune homme admet avoir encore beaucoup de difficultés à regarder certains de ses parents en face, même si certains d’entre eux sont aussi infectés au VIH  .

« Le sida   est loin d’être banalisé en Côte d’Ivoire, les gens ont des idées très arrêtées et entretiennent une image de saleté venue des premières campagnes d’information : sur les affiches de prévention, les gens étaient maigres, comme maman », explique-t-il.

La Côte d’Ivoire est l’un des pays les plus touchés par la pandémie du VIH  /SIDA   en Afrique de l’Ouest : elle héberge aujourd’hui environ 10 pour cent des cas de sida   recensés par l’ensemble des pays africains, dont 600 000 orphelins, selon un rapport du ministère délégué chargé de la Santé sur la situation sanitaire des années 1999-2000.

De 1997 à 2000, Rodrigue Koffi s’est tu, ne soufflant mot à personne de la maladie de sa mère. « Pour ne pas attirer l’attention, je parlais de sorcellerie comme les autres, je la protégeais comme elle le faisait de son côté », raconte Rodrigue, l’avant-dernier de la fratrie.

Pendant les vacances scolaires, il a vendu des mouchoirs en papier dans la rue grâce à un prêt dérisoire de SAS. « On ne mangeait pas tous les jours, c’était un enfer pour faire avaler à maman les 24 comprimés qu’elle devait prendre chaque jour, des fois elle n’en pouvait plus alors les enfants se relayaient pour l’aider. »

Pour le jeune (et troisième) président de Nzrama, créée l’année du décès de sa mère, dès qu’une personne est séropositive, son enfant est concerné, d’une fa¬çon ou d’une autre.

« Les gens séparent les enfants et les parents : si ceux-là refusent d’ouvrir la porte, de dire ce qu’il y a, on ne peut rien faire », constate Rodrigue. « Alors, la meilleure fa¬çon d’aider les enfants, c’est de les insérer dans une approche qui promeut la vie en commun : les bailleurs de fonds ne livrent pas l’amour maternel, sachons le susciter ! »

A l’en croire, le soutien de la communauté est la base de tout. « On ne peut pas aider un orphelin, un enfant vulnérable ou une personne séropositive s’ils sont négatifs dans leur tête, si leur entourage n’est pas derrière eux. »

C’est, dit-il, le « minimum pour que les enfants ne pensent pas que sourire est un luxe ».

La parole comme seule arme

Pour cela, l’association se bat pour que les parents acceptent de parler de leur statut à leurs enfants, que ces derniers soient infectés ou pas. A travers des visites à domicile, via les rencontres avec les assistants sociaux du centre SAS, Nzrama essaye de convaincre du bien-fondé du dialogue, des bienfaits de la parole entre les parents et leurs enfants.

Bien souvent, ce sont les parents qui appellent l’association après en avoir parlé à leurs enfants, notamment dans les cas de séropositivité, quand ils vont mal, quand ils deviennent violents.

« Les enfants veulent être pareils que leurs camarades mais ils sont conscients que ¬ça ne va pas. Il y a cette souffrance qu’ils ne parviennent pas à évacuer, ces médicaments qu’ils prennent parfois, les restrictions alimentaires ou sportives. Pour les protéger, éviter la stigmatisation, les parents les enferment dans l’ignorance de leur statut, c’est légitime », explique Rodrigue Koffi.

Il admet n’apporter aucune autre solution que des formules d’entraide, la promotion d’une parole libératrice, la levée du secret familial, lui qui n’a toujours pas raconté à son petit frère, 16 ans aujourd’hui, de quoi leurs parents étaient morts.

Pourtant, il reste persuadé que les enfants comprennent « beaucoup de choses. Le centre SAS respecte la confidentialité, c’est bien. Mais on s’aper¬çoit aussi que la majorité des enfants connaît son statut et maîtrise les aléas de la vie quotidienne, c’est encore mieux. D’autres s’impliquent davantage dans les clubs de santé de leurs écoles, c’est encourageant ».

Et quand les parents refusent que l’enfant soit informé, parce qu’ils n’en ont pas le courage ou la force, Nzrama sensibilise les adolescents sur les questions de santé de la reproduction, la sexualité, les modes de transmission, ‘pour noyer le sida  ’.

« Les parents se posent beaucoup de questions, mais il faut privilégier l’intérêt de l’enfant, l’impliquer, de plus en plus », insiste Rodrigue Koffi. « C’est le seul moyen d’éviter des souffrances inutiles, des blocages familiaux. On a la clé du portail, à eux d’ouvrir la maison. »

Responsabiliser les familles est une oeuvre de longue haleine, mais le jeune activiste, qui souhaite désormais entamer des études de droit s’il obtient son baccalauréat en juin prochain, y croit : « Ce n’est pas une idée nouvelle, mais nous sommes des enfants en difficulté et ¬ça concerne la communauté », affirme-t-il.

Rodrigue Koffi, à l’origine, avec cinq camarades, du premier plan national d’action sur les orphelins et enfants vulnérables, adopté par la Côte d’Ivoire en l’an 2000, estime que les enfants « peuvent aider les autres à comprendre et à avancer ».

Il avoue, lucide, qu’il n’aurait ‘certainement pas’ réagi de la même façon s’il avait été séropositif, lui qui ne s’est fait dépister au VIH   que cette année après six ans de réflexion et de peur nourrie par l’agonie de sa mère. Le passé est tabou dans la famille, pourtant très impliquée dans l’association, et personne ne s’aventure à évoquer les souffrances passées... ni le sida  .

« J’ai essayé de faire ma part : je parle à mon petit frère de sexualité, il pose beaucoup de questions, je pense qu’il soup¬¬çonne quelque chose. Quand je l’ai découvert avec un ruban rouge tout délavé accroché à sa chemise, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. »

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