Il faut écouter les personnes adoptées plutôt que les mythes dont elles font l’objet

Écouter notre expérience du racisme, nos questionnements, nos vécus.

Publié le 8 décembre 2020 sur OSIBouaké.org

Publié par le Huffington Post, le 19/11/2020 - Par Joohee Bourgain, Enseignante

Depuis 2018, se déroule le mois des adopté. es durant le mois de novembre. À l’initiative de la réalisatrice Amandine Gay, il s’agit d’ouvrir un temps d’échange et d’expression ouvert aux personnes adoptées de l’espace francophone (France, Belgique, Suisse, Québec). Pensé sur le modèle du “National Adoption Awareness Month”, instauré dans les pays anglo-saxons depuis 30 ans, cet événement a pour but de donner à entendre et à voir les paroles et les actions des personnes adultes adoptées.

Je souhaite contribuer à ma manière à ce mois des adopté. es en sortant de la passivité liée au statut d’éternel enfant que l’on projette généralement sur les adopté. es.

Je suis adoptée d’origine sud-coréenne. Par mon vécu et mes réflexions, je considère avoir acquis une certaine “expertise de terrain” que je qualifierais d’“incarnée”, d’“ancrée dans un sol” est souvent délégitimée, car taxée d’un excès de subjectivité. Pourtant, moi, la déracinée, j’ai ancré mon identité dans un terreau constitué de rencontres, de lectures et de discussions qui me poussent désormais à adopter une perspective critique sur ce que l’on nomme “adoption internationale” qui s’avère le plus souvent aussi comporter une dimension “transraciale [*]”.

Ici, je souhaite revenir sur quelques-uns des mythes, très rarement questionnés, qui structurent le champ de l’adoption internationale et qui masquent les inégalités et les rapports de pouvoir asymétriques qui en sont au fondement.

Le mythe de l’éternel enfant

Pourquoi n’entend-on pas plus de discours critiques sur l’adoption ? Peut-être en premier lieu parce que les personnes les plus à même de les produire (nous, les adopté. es) sommes la plupart du temps “incapacité. es” par toute une série de discours qui délégitiment notre parole. Au premier rang de ces derniers : celui de l’éternel enfant trop émotif. Dans l’imaginaire collectif, un. e adopté. e est avant toute chose un enfant. Les espaces médiatiques et de savoirs (notamment les livres) sont saturés des points de vue des parents adoptants et des ″spécialistes″ de l’adoption (généralement des psychologues) qui ont pris de longue date l’habitude de parler à notre place. Ce faisant, nous sommes, 20 ans, 30 ans, après notre arrivée en France, toujours soumis.es à des narrations qui nous prennent pour objet de la discussion, mais auxquelles nous ne sommes pas invité. es à participer. De la même manière, nous sommes aussi tenu.es à l’écart des lieux de prise de décisions (politiques, juridiques et administratives) au sujet de l’adoption.

La plupart du temps, lorsque nous tenons une analyse dissonante, nous sommes rapidement renvoyé. es à une supposée mauvaise expérience personnelle, non représentative, car individuelle, de l’adoption. Toute parole critique est marquée du sceau de la “souffrance” ou de la “colère” lorsqu’elle émane d’un. e adopté. e. Les parents adoptants que j’ai rencontré. es et qui m’ont tenu ce genre de propos ne comprennent pas que j’ai dépassé ce stade de la souffrance qui immobilise. Au lieu de tenter de recouvrer notre parole d’illégitimité, il serait temps que les familles adoptantes entendent qu’ils ont une responsabilité à se questionner avec nous.

Le mythe de l’adoption comme un acte fondamentalement antiraciste

Bien qu’iels puissent se servir de nos adoptions comme d’un talisman antiraciste, les parents adoptants ne sont, pas plus que d’autres individus, a priori exempt.es de racisme. La seule chose qu’il est pertinent d’affirmer, a fortiori lorsqu’on a la charge d’élever un enfant non blanc.che, c’est la volonté d’être antiraciste par ses actes et non en revendiquant une immunité dont on se demande bien sur quelle base elle se fonde.

Beaucoup de familles adoptantes ignorent ce qu’implique d’élever une personne non blanche dans une société profondément structurée par le racisme, elles se retrouvent parfois en position d’euphémiser la violence vécue par leur enfant à l’extérieur du cercle familial, par maladresse, par ignorance, par inertie. Les témoignages d’adopté. es évoquant des situations de racisme intrafamilial sont également fréquents.

Le seul moment où, étrangement, nos familles ne sont pas aveugles à la “race sociale”, c’est au moment du choix du pays dans lequel elles vont adopter. Là, notre origine et notre couleur de peau constituent des critères d’adoptabilité (plus ou moins assumés par nos familles), au même titre que l’âge, le genre et la validité.

Mythe de la page blanche

En France, le régime de l’adoption plénière est une “fiction juridique” qui fait de nous les enfants biologiques de nos parents adoptants. À partir de cette écriture fictive, tout notre passé s’efface pour laisser place à l’écriture d’une nouvelle histoire, faisant souvent de nous des pages vierges. Dans les faits, nous ne sommes pas des pages blanches quand nous arrivons dans nos familles adoptives. Nous avons une histoire dans nos pays d’origine, aussi courte soit-elle. J’aime utiliser l’image du palimpseste qui colle davantage à nos réalités.

Au Moyen Âge le palimpseste est un manuscrit dont on effaçait la première écriture pour écrire un nouveau texte par-dessus. Ce mythe de la page blanche ou du palimpseste a pour conséquence de faire mourir socialement et juridiquement nos parents biologiques. Sans doute, cette “fiction” de l’adoption plénière a-t-elle été construite pour éviter à nos parents adoptants d’avoir à accepter la perspective d’une parentalité multiple qui correspond pourtant à nos réalités d’adopté. es même lorsque le lien avec nos parents biologiques est perdu.

Le mythe de l’orphelin. e abandonné. e

Au risque de heurter certaines sensibilités, il faut rappeler que l’adoption internationale est un système structuré par un jeu d’“offre” (des enfants “adoptables”) moins importante que la “demande” (celle des familles, généralement occidentales, désireuses de fonder une famille). Ajoutez à cela que l’adoption internationale est l’objet d’une transaction financière et vous avez là les ingrédients de séparations abusives que tente tant bien que mal d’encadrer la convention de La Haye de 1993. Dans le cas de la Corée du Sud, les cas de “fabrication administrative” d’orphelin.es pour continuer de répondre à la demande de familles adoptantes sont aujourd’hui avérés. Plus généralement, selon une étude menée par l’ONG Lumos, 80% des enfants placé. es en institution à travers le monde pour être adopté. es ne sont pas réellement orphelin.es. Iels ont toujours au moins un parent biologique vivant dans leur pays d’origine. Et pourtant, le mythe reposant sur l’idée d’un “stock” illimité d’orphelin.es à travers le monde continue de perdurer.

Concevoir l’adoption comme étant seulement le résultat d’un abandon a aussi ses limites. Ce renoncement n’est qu’une étape parmi d’autres dans un processus que je dénommerai plutôt “séparation”. Ce terme me semble plus approprié pour visualiser les différents acteurs (parents, organismes d’adoption, institutions), leurs rôles (celleux qui demandent, celleux qui fournissent), leur part de responsabilité, les raisons (économiques, culturelles) et les enjeux au sein d’un processus que ne peut pas porter à lui seul le terme d’abandon. Nous avons été séparé. es d’une communauté et d’une terre d’origine par une somme d’actions qu’il convient de reconstituer.

Le mythe d’une vie misérable

Lorsque la narration portant sur nos premières années d’existence ne tourne pas autour de la figure de l’orphelin. e, elle tourne autour de la description de nos familles biologiques comme trop pauvres, trop jeunes, trop malades, etc. pour pouvoir nous élever. Le raisonnement débouchant inévitablement sur l’énoncé de la “chance” supposée que nous aurions de vivre ici une “vie meilleure”. Pour ma part, je me suis souvent imaginé avoir une vie pauvre, à vivre dans la rue en Corée du Sud. Cela a suscité en moi un sentiment de redevabilité à l’égard de mes parents et au-delà à l’égard de la France. Mais qu’est-ce qu’avoir une vie meilleure et cela peut-il uniquement se réduire à une forme d’aisance matérielle ? Ici aussi, il serait intéressant d’écouter ce que nous les adopté. es avons à en dire.

Écouter notre expérience du racisme, écouter nos questionnements, nos vécus, nos visions de l’adoption, écouter aussi celleux d’entre nous qui vont mal parfois jusqu’à mettre fin à leur jour dans une proportion bien plus élevée que le reste de la population. Nous écouter plutôt que d’écouter ces mythes qui nous poussent à être reconnaissant.es et à nous taire.


[*] -L’expression “adoption transraciale” est employée depuis une cinquantaine d’années notamment aux États-Unis par des adopté. es, des universitaires, des parents biologiques et adoptifs pour évoquer les adoptions interraciales.

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