L’exil de l’autre côté du lac

Fuyant l’est du Congo, miné depuis vingt ans par les violences, des réfugiés tentent de s’inventer une nouvelle vie en Ouganda.

Publié le 25 janvier 2019 sur OSIBouaké.org

Politis, 23 Janvier 2019 - Maia Courtois, Adeline époussette la terre à ses pieds, une gerbe de paille à la main, un long tissu beige noué autour de la taille. Elle se relève. « Les gens cherchent un endroit où il y a la paix. Là-bas, il y a beaucoup de souffrance. Là-bas, on tue même les innocents. » La jeune femme de 23 ans montre vaguement de la main la rive du lac : « Je suis arrivée ici il y a trois mois. En bateau, un peu plus loin sur la côte. »

Elle est née de l’autre côté du lac Albert. Le bleu de l’eau devient plus sombre et plus effacé à mesure que le regard se porte vers la ligne d’horizon. Au loin, les montagnes de la République démocratique du Congo (RDC). Sebagoro, le village de pêcheurs où vit désormais Adeline, avec ses cahutes et ses minuscules poissons répandus sur le sol, fait face aux montagnes grises. Elles semblent irréelles. Le lac frontière, où commercent quotidiennement des pêcheurs des deux rives, sépare son pays en guerre de cet État en paix qu’est l’Ouganda.

Ils sont entre dix et vingt exilés par jour à arriver de RDC à Sebagoro. Lors du dernier pic, début 2018, ils pouvaient être « 300 ou 500 », se souviennent les volontaires du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) installés sur le parvis du centre de réception. Les barques viennent accoster là, sur le banc de sable, au bout de trois, quatre heures ou plus de traversée – « ça dépend du moteur ». L’armée ougandaise repère les pirogues depuis son poste sur la rive et alerte le HCR pour assurer les procédures de débarquement : vérifications de sécurité, examen sanitaire centré sur Ebola, dont l’épidémie s’étend en RDC. « Certains ont aussi la malaria ou d’autres maladies dues aux forêts du Congo », explique Gadson Muhanuzi, jeune chef infirmier du HCR.

Au centre de réception règne une atmosphère d’attente presque tranquille. Pourtant, les barques ne cessent d’échouer sur le sable de Sebagoro. Hier soir, vingt personnes sont arrivées, puis dix ce matin. Depuis, on scrute l’horizon languissant du lac, tandis que des enfants jouent près de leurs mères sur le parvis du centre. De l’autre côté du grillage, les villageois vaquent à leurs occupations. Beaucoup sont d’anciens exilés de RDC, comme Adeline, alors l’entraide est de mise : « Nous avons l’habitude de leur donner des petites choses, des poissons… »

Phanouël et Catherine ont « traversé le lac en quatre heures sur une pirogue ». « Nous avons dû payer 40 dollars pour nous et notre enfant, c’était cher », raconte Phanouël, 30 ans, arborant un ample chapeau de paille. Catherine, 22 ans, écharpe nouée dans le dos pour porter leur bébé, laisse flotter sur son visage un pâle sourire. Tous deux sont assis sur des chaises en plastique bleu du centre de réception de Kagoma, dans le campement de Kyangwali. Les exilés de RDC y sont conduits après leur arrivée à Sebagoro, avant d’être répartis dans plusieurs campements du sud-ouest. Le couple vient de Bunia, chef-lieu de la province d’Ituri, un territoire meurtri par un conflit depuis la fin officielle de la ­deuxième guerre du Congo en 2002. Les milices armées ethniques se disputent cette province et commettent de graves exactions dont les civils sont les premières victimes.

« Chaque jour, on entend se produire de nouveaux crimes. Si tu pars de chez toi, tu peux retrouver tout saccagé. Avant, c’était dans des endroits définis, puis ça s’est généralisé dans toute la ville », raconte Phanouël, qui était enseignant. Dans le même centre de réception, Bakavona, père de famille aux traits tirés, parle de « tribus voisines qui venaient, coupaient – il fait le geste sur sa jambe –, tuaient ». Après avoir « entendu quelqu’un se faire tuer, puis vu des soldats déployés se faire tuer à leur tour », il a fui avec sa famille. À ses côtés, sa femme, Debora, se tient droite, frêle et digne. Elle vendait « des fruits, des tomates et des oignons » sur le marché local.

Les exilés en provenance de RDC sont parmi ceux à qui l’Ouganda octroie rapidement une protection. « Ceux qui viennent d’Ituri, par exemple, obtiennent directement le statut de réfugié : on leur donne une parcelle de terre. Pour les cas moins évidents, les personnes qui viennent de pays plus stables comme le Kenya, cela passe par le Refugee Eligibility Community, situé dans la capitale, Kampala », explique Matthew, responsable du campement, travaillant pour le HCR.

Phanouël et Catherine ont obtenu très vite leur statut et le matériel pour la construction de leur abri, mais ils attendent depuis deux mois l’octroi d’une parcelle de terre. Où iront-ils ensuite ? Le couple sourit en parlant de la France, dont ils pratiquent la langue.

La France, Jean-Pierre l’a bien connue. Réfugié dans le plus vieux campement ougandais, Kyaka II, il éclate d’un rire édenté : « J’ai connu Giscard et Mitterrand ! » Sa main soulève son chapeau pour dévoiler quelques cheveux blancs. Il raconte son départ de RDC pour aller étudier l’informatique en France, sa vie là-bas dix ans durant, son retour chez lui. Un jour, la guerre éclate dans son village, il prend la fuite. Désormais, à 70 ans, il vit dans cet immense campement. Ses yeux se plissent, son regard reste malicieux. « Je suis encore en forme pour cultiver ! » Jean-Pierre est assis à l’ombre d’une grande serre, sa béquille posée contre sa chaise. Autour de lui, des dizaines d’hommes et de femmes sont venus présenter leur projet : ils collectent des graines dans tout le campement pour installer une pépinière et faire grandir des arbres fruitiers au bénéfice de toute la communauté.

La plupart des Congolais exilés en Ouganda sont paysans. Là-bas, l’agriculture est centrée sur les haricots et le maïs. Pour l’immense majorité des réfugiés rencontrés, les difficultés économiques ne sont pas la cause du départ, c’est bien la violence qui les a chassés de chez eux. Les rumeurs diffuses autour d’informateurs venant jusque dans les campements ougandais chercher leurs ennemis ayant fui la RDC sont parfois fondées. Mais tous disent avoir trouvé ici une forme de paix. Une fois que les autorités leur ont attribué une parcelle de terre et garanti la cohabitation pacifique ainsi que l’aide alimentaire, il leur reste deux défis : s’assurer une survie économique et panser leurs plaies.

Béatrice était coiffeuse lorsqu’elle a quitté la RDC il y a deux ans. À Kyangwali, elle a réussi à ouvrir un petit salon, qu’elle loue 40 000 shillings ougandais (9,50 euros) par mois à une « mama » partie depuis peu. Une propriétaire peu scrupuleuse, car ces abris sont ceux de l’État et de l’ONU  . Le commerce de Béatrice est au bord de la rue principale, où s’alignent des boutiques. Les motos s’y croisent et soulèvent la poussière ; les jeunes s’y regroupent et les vendeurs attendent dans la chaleur les clients du jour. La jeune femme de 23 ans, assise sur la marche à l’entrée du salon, joue avec le rideau de perles qui masque l’entrée, le laisse tomber sur son visage rond, se mêler à ses tresses. Elle gagne près de 50 000 shillings (12 euros) par semaine mais aurait besoin de « plus de revenus ». Son mari la rejoint et s’assoit en face d’elle. Une petite fille tourne autour de lui, silencieuse. Elle a 2 ans. C’est la seule enfant qu’il leur reste. Béatrice et son mari viennent d’Ituri : dans leur fuite, ils ont perdu trois de leurs filles. « De 4 ans et demi, 5 et 6 ans », égrène doucement l’ancien pêcheur sur les rives du lac Albert. « Un matin, notre village a été attaqué. Un bateau était là, alors j’ai dit à ma femme de fuir avec le bébé. J’ai voulu aller chercher les trois autres, mais quand je suis arrivé à la maison, elles avaient disparu. » Le couple garde le même visage pudique. « Une sœur les cherche encore là-bas… Mais nous avons perdu espoir. »

Alphonsine et Valens vivent dans le campement de Rwamwanja avec leurs trois enfants depuis six ans déjà. La petite dernière, Noella, est née en Ouganda. Dans la cour étroite de leur maison, du linge est en train de sécher, de la musique s’échappe d’une porte entrouverte. Il règne une forte odeur de fiente : le couple survit grâce à son élevage de « 340 volailles », qui exige du travail nuit et jour. Alphonsine et Valens sont partis après que leurs parents respectifs ont été tués en RDC. « Ici, nous avons la sécurité, même s’il y a d’autres problèmes, comme l’accès à la nourriture. » Revenir en arrière ne leur semble pas envisageable. « Tant que l’Ouganda nous accueille, on reste ici : nos projets continueront. Mais on sait qu’un jour la politique peut changer. » Leur attention se porte désormais moins sur leur pays d’origine que sur l’équilibre précaire trouvé dans leur pays refuge.

En janvier 2019, celles et ceux qui ont fui la montée des violences en RDC lors de la campagne présidentielle ou qui sont arrivés bien avant – puisqu’en Ituri ou au Kivu la violence ne connaît pas de répit – observent les contestations autour du successeur de Joseph Kabila. « Les dirigeants veulent protéger leurs intérêts privés et non ceux du peuple, juge Phanouël, pessimiste. L’insécurité continue. Tout le monde a peur de l’avenir. » Peu de réfugiés rencontrés ont l’espoir de revenir un jour.


En Ouganda, générosité et dérives

L’Ouganda est vanté en Afrique pour sa politique d’accueil, tant vis-à-vis des réfugiés de RDC (300 000, dont 78 % de femmes et d’enfants) que de ceux du Soudan du Sud, déchiré par une guerre civile. Le gouvernement octroie presque systématiquement le statut de réfugié aux arrivants, offre à chaque famille une parcelle de terre et des matériaux pour construire un habitat. Les campements sont ouverts et presque semblables aux villages du reste du pays. Les réfugiés disposent des mêmes droits que les Ougandais : liberté de déplacement et de travail, accès aux mêmes écoles et au système de santé. Cependant, début 2018, des responsables gouvernementaux ont été soupçonnés de gonfler les chiffres – 1,5 million officiellement – et de détourner les aides internationales. David Kazungu, commissaire aux réfugiés, a été remplacé, et l’Union européenne, principale pourvoyeuse de fonds, a soumis l’affaire à l’Office européen de lutte antifraude. C’est aussi ce qui a conduit le HCR à mettre en place l’enregistrement biométrique, seul moyen de disposer de chiffres fiables.

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