Les adoptés doivent avoir la parole

Réponse magistrale d’Hélène Charbonnier à celui qui pense que "nous sommes tous des enfants adoptés"

Publié le 13 novembre 2013 sur OSIBouaké.org

Le Monde.fr - 11.11.2013 - Par Hélène Charbonnier [1].

Il va falloir un jour cesser d’imaginer, de dire et donc de faire à "notre" place, nous, les adoptés du réel, et de juger l’adoption – notamment internationale – sur le simple motif du nombre croissant de personnes titulaires d’un agrément.

Les adoptés adultes en France se comptent par centaines de milliers. Ils sont plus âgés et bien plus nombreux que les candidats à l’adoption. Ils sont invisibles ou visiblement immigrés, intégrés ou déracinés. Parce qu’ils sont là et vivent en France, ou qu’ils ont été là et ont fait le choix de retourner vivre dans leur pays d’origine, ils incarnent le réel de leur histoire d’avant l’adoption, et portent les traces de leur origine (le passé ne peut être effacé) : celle de leur première filiation familiale, celle de la provenance (ou providence) d’un pays source à la faveur de pays plus occidentaux.

Le malaise contemporain sur l’adoption s’ancre au sein même de la société française. Absents en Europe ou aux Etats-Unis, certains symptômes sont très franco-français et deviennent protéiformes au fil des débats. Telle est notre crainte. Qu’adopter devienne un acte humanitaire ou politique, et cristallise des stéréotypes ou des phénotypes assortis de paroles angéliques.

AGRÉMENT : UN PARCOURS NÉCESSAIREMENT LONG

Pire, que l’adopté supporte la charge voire la dette de la "prise en charge" et doive se construire malgré l’intrigue du récit fictif et clivant d’un pays supposé l’avoir rejeté, et d’un autre – nécessairement meilleur et plus riche, où règneraient amour et éducation – supposé l’accueillir.

L’agrément en vue d’une adoption s’avère un parcours nécessairement long, qui vise à confirmer au fil du temps (souvent plusieurs années) le projet spécifique d’une adoption, ou a minima à dissuader ceux qui n’y sont pas prêts. Mais, il ne prépare pas assez à l’éventualité que l’objectif ne puisse plus être l’arrivée d’un nourrisson après un voyage de plusieurs milliers de kilomètres, et que le projet doive se dévoyer ou se muer.

La passion du désir d’enfant rend vulnérable l’adoptant, comme les changements de cap ou les ruptures en cours de route rendent vulnérables l’adoptif mineur. Ce dernier ne s’en apaisera jamais, mais apprendra devenu adulte à "vivre avec".

Si l’obtention d’un agrément est fastidieuse, celui-ci est quasiment systématiquement attribué dans nos territoires. Et la réalité du potentiel flux migratoire d’enfants vers les foyers apparentés devient irréelle, inimaginable, inconcevable. Comment en effet ne pas s’en indigner ?

Peut-on préparer au renoncement d’un enfant imaginé, attendu et désiré, alors que le sésame de l’agrément avait sanctionné un cheminement de vie et la composition d’un projet de famille ? Est-il possible dès lors de réfléchir à une information (et à un dispositif) qui ne ment pas, qui encadre la "vraie" démarche d’adoption, et qui ne fait pas le jeu de la concurrence ?

LE PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ

Or il est vital de discourir sur l’adoption en préservant l’intégrité de la souveraineté du pays source. Les Etats, ou en tout cas certains Etats, par exemple la Colombie, font justement leur travail de préservation des familles, pas du tout car "conscience nationale oblige", Monsieur Poivre d’Arvor, mais en conformité avec ce que défend également la France, à savoir : le principe de subsidiarité.

Rien ne rend plus fiers les adoptés qu’un socle juridique ratifié. Eclabousser un pays, le Bénin, ou un autre, c’est dénigrer et refuser l’attachement de l’adopté à son pays, lui qui a pourtant un besoin crucial de savoir d’où il vient et non pas seulement géographiquement ?

Hélas, la quête insatiable d’une personne "adoptable" accuse le droit international privé en vigueur, pour motif ingénu qu’il ralentit ou "bloque" les procédures d’adoption. Comment adhérer à l’idée d’une priorité à conférer à l’urgence d’adopter ? Comment ne pas comprendre qu’un pays occidental ne peut pas accueillir une personne dont l’adoptabilité n’a pu au préalable être contrôlée, vérifiée, consacrée, surtout quand on sait que la finalité de l’adoptabilité peut plénièrement nous protéger ?

Et comment la famille justifiera-t-elle plus tard d’une adoption précipitée due à une situation d’urgence, de guerre, de détresse économique ou d’extrême pauvreté ? Par une aspiration similaire à celle des dirigeants de l’Arche de Zoé ? Comment la France expliquera-t-elle à ses adoptés devenus adultes que leurs parents ne sont pas décédés mais encore vivants, qu’ils n’avaient jamais signé quelque papier pour renoncer à eux, ou que leurs familles élargies auraient parfaitement pu les assumer ?

Le psychanalyste Nazir Hamad rappelle que "l’arrivée d’un enfant, ce n’est pas un pouvoir". Le paradoxe français ? Que les regards ne se tournent pas vers les bébés nés sur le sol français. Or la France possède des structures sociales parfaitement capables de qualifier l’adoptabilité de ses délaissés et de garantir le principe de subsidiarité. Pourquoi ne pas s’occuper d’urgence des interdits, des tabous et des malaises français, de l’avenir des pupilles de l’Etat et des 120 000 enfants placés, ou du devenir des personnes nées encore sous X aujourd’hui. L’adoption n’est justement pas une fin en soi, mais une mesure pour la vie.

L’HISTOIRE D’UN ABANDON

Avant l’adoption, il y a une histoire d’abandon. Non, nous ne sommes pas "tous des enfants adoptés" ; et ceux qui sont dans le "réel" de la post-adoption le savent bien. Certains n’ont même jamais adopté leur deuxième famille ni la France. Certains adoptés conservent des blessures et des cicatrices qui leur auront été imposées tout autant par des parents biologiques que par leur famille d’adoption.

Le corps parle de ces souffrances. Les adoptés se taisent à ce sujet, souvent pour ne pas faire mal à l’entourage, ou parce que la France ne prévoit rien en matière de post-adoption aujourd’hui. Mais qu’importe, puisque d’autres se préoccupent de dévoiler leur pudeur, à leur place et selon leur propre convenance ou croyance.

Admettons une bonne fois pour toutes que les adoptés sont tout autant le fruit de leurs origines que de leur adoption, qu’ils ont le droit d’être "comme" les autres. S’ils en éprouvent le besoin un jour, ils sont en droit de se réapproprier leur histoire et leur identité. Ils peuvent légitimement découvrir et apprécier l’histoire de leur pays d’origine, comme celle du Bénin ou de tout autre pays.

Ils sauront ainsi d’autant mieux "authentifier" leur appartenance à leur famille d’adoption. Et peu importe qu’elle soit élargie, recomposée, peu importe que le couple soit de même sexe ou de sexe opposé, pourvu qu’il y ait une famille mobilisée autour de la sécurité de la personne venue d’ailleurs et adoptée. Plusieurs définitions de la pré-adoption, de l’adoption et de la post-adoption pourront ainsi coexister sans risque et pour le "meilleur" intérêt des adoptés.

Nous, les adoptés du réel, nous croyons que la transmission ne consiste pas en une stigmatisation des forts contre les faibles, des riches contre les pauvres, ou du social contre le biologique. Nous représentons le "malgré-moi" et pourtant, nous sommes une communauté d’individus dont les différences et les clivages nés de l’adoption peuvent être dépassés.

Nous souhaitons plus que tout pouvoir faire notre propre synthèse intime, "vivre avec" nos deux familles. Nous voulons que notre intimité soit respectée, que l’on cesse de parler à notre place, et que ce qui fait ce que nous sommes et ce que nous devenons soit enfin pris en considération, même quand les boîtes de Pandore s’ouvrent.

UN DESTIN QUI LUI A ÉTÉ IMPOSÉ

Il est temps. Certains d’entre nous commencent à mourir et plutôt dans l’amertume de n’avoir pas pu "dire à" ou "savoir de". Nous pouvons témoigner du pire et du meilleur, incarner des malaises et des bonheurs. Mais non, Monsieur Poivre d’Arvor, tout le monde n’a pas été adopté et n’a pas eu à conjuguer comme nous avec un destin qu’il n’a pas choisi mais qui lui a été imposé.

Nous, les adoptés du réel, pouvons témoigner car nous sommes nombreux, de plus en plus nombreux, pluriels et différents dans nos ressentis, mais tous égaux face à nos origines, qu’elles soient connues ou inconnues. Nous, les adoptés du réel, ne trouvons pas notre place dans le discours de ceux qui en appellent "à l’échelle globale à cesser de restreindre le désir d’enfant", à la structuration d’un modèle qui balaye notre interculturalité et notre dualité.

Nous, les adoptés du réel, ne nous reconnaissons que dans le discours de ceux qui partent de la notion d’intérêt "supérieur" de l’enfant. Celle-ci recoupe à la fois la notion de protection de l’enfance et la protection de la famille adoptive nouvellement constituée grâce à un macramé juridique dédié à aménager les liens et permettant de ressentir pleinement "un sentiment d’appartenance et d’attachement national", comme le dit si bien Harry Roselmack.

La légitimité d’être Français, c’est pouvoir vivre d’un souffle pertinent et républicain par lequel nous respirons irrévocablement l’identité de notre nation.


Ce point de vue est une réponse à cet article de Monsieur Poivre d’Arvor : "Nous sommes tous des enfants adoptés"

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[1] co-fondatrice du Conseil national des adoptés et présidente de Racines coréennes