Cécile Kyenge, ministre italienne : « Dire « de couleur », c’est comme éviter de dire de moi que je suis noire »

Cécile Kyenge est la première femme noire d’un gouvernement italien. En poste au ministère de l’Intégration depuis le 28 avril, elle a subi de nombreuses attaques racistes.

Publié le 24 mai 2013 sur OSIBouaké.org

Libération - 24 mai 2013 - par Rémy Demichelis -

La ministre italienne de l’intégration, Cecile Kyenge, a subi plusieurs attaques racistes depuis son entrée au gouvernement. (Photo Tony Gentile. Reuters)

Elle a l’air « d’une femme de chambre » (1) a déclaré à son propos l’eurodéputé de la Ligue du Nord Mario Borghezi. Cécile Kyenge, ministre de l’Intégration et première femme noire d’un gouvernement italien, a souffert de multiples attaques racistes depuis qu’elle est en poste. Membre du Parti démocrate (centre gauche), elle rejoint le 28 avril le gouvernement de coalition d’Enrico Letta.

Née dans l’actuelle République démocratique du Congo, elle arrive en Italie à l’âge de 18 ans pour suivre des études de médecine. Elle obtient la nationalité italienne avec son mariage et s’investit en politique en s’attaquant, entre autres, aux lois sur l’immigration et la citoyenneté votées en 2002, à l’époque de Silvio Berlusconi.

Pourquoi avez-vous choisi de vous lancer en politique au début de votre carrière ?

J’ai été témoin de toutes les difficultés que l’on peut rencontrer quand on est originaire d’un pays étranger : trouver du travail, se déplacer, faire des choix de vie. Je voulais rendre les choses moins compliquées pour les gens qui rencontrent ces problèmes.

Comment vivez-vous le fait d’être la première femme noire d’un gouvernement italien ?

C’est une responsabilité très forte. J’ai conscience que je dois être à la hauteur : les yeux de ceux qui ont tout perdu se tournent vers moi et je ne peux pas les décevoir.

Comment réagissez-vous à l’attaque de Mario Borghezio ?

J’ai choisi de ne pas répondre. Ce n’est pas à moi de le faire mais à la société civile. Il est important que ce soit la société qui y réponde. Le racisme, c’est le racisme. Pour l’éliminer, il faut le condamner et mettre l’individu au centre des préoccupations.

Vous avez déclaré « je ne suis pas une femme de couleur, je suis une femme noire », pourquoi ?

Je crois que si on veut combattre les stéréotypes, il faut commencer par le faire dans le langage. Dire « de couleur », c’est comme éviter de dire de moi que je suis noire, c’est comme éviter de dire d’une femme qu’elle est blonde ou brune. Il y a quelque chose d’hypocrite derrière ce mot qui renvoie à un vocabulaire plein de stéréotypes.

Vous travaillez sur le droit du sol (la nationalité ne s’acquiert pas par droit du sol en Italie) en ce moment, rencontrez-vous des difficultés à avancer dans cette ambiance ou avec des membres du parti de Berlusconi dans le gouvernement ?

Je veux attirer l’attention de tous sur la nouvelle photographie de l’Italie. C’est un pays métis. Il y a 2,5 millions de travailleurs étrangers et ils versent plus de 8 milliards à l’Etat. On ne peut plus l’ignorer, il faut en tenir compte. [Au sein du gouvernement], il est nécessaire d’avoir la possibilité de se confronter et de trouver des réponses, mais il faut avancer en équipe. Et je voudrais souligner que la question du droit du sol n’est pas mon seul combat, c’est celui de tout un parti. Il n’est pas question de victoire personnelle. Ce n’est pas une proposition qui doit émaner de mon ministère, mais de celui de l’Intérieur.

(1) Le terme « casalinga » peut vouloir dire « femme au foyer » comme « femme de chambre ».


Le combat de Cécile Kyenge pour l’intégration sera long

Le Monde - 14 mai 2013 - par Philippe Ridet -

Cécile Kyenge, le 28 avril, au palais Chigi, à Rome. Gregorio Borgia/AP Le décès des suites de ses blessures de Daniele Carella, survenu mardi 14 mai, porte à trois le nombre des victimes de Mada Adam Kabobo. Ce ressortissant ghanéen de 21 ans, arrivé clandestinement en Italie, a attaqué à coups de pioche plusieurs personnes dans les rues de la petite localité de Niguarda, proche de Milan, le 11 mai au petit matin. Arrêté immédiatement et emprisonné, Mada Adam Kabobo n’a pu expliquer clairement son geste sinon pour dire aux enquêteurs "avoir entendu des voix qui lui disaient des choses méchantes".

Ce fait divers tragique tombe mal pour la ministre de l’intégration, Cécile Kyenge. Première femme noire à accéder au rang de ministre, elle entend, au cours de son mandat, abolir le délit d’immigration clandestine créé en juillet 2009 par le gouvernement Berlusconi sous l’influence de la Ligue du Nord et engager une réflexion sur l’instauration en Italie du "droit du sol" en lieu et place du droit du sang.

Au lendemain de cette tuerie, dimanche 12 mai, la Ligue du Nord avait installé dans une rue de la ville un kiosque pour recueillir des signatures contre "la citoyenneté facile pour les immigrés", comme s’il y avait un lien de cause a effet entre les premières déclarations de la ministre et l’accès de folie de Kabobo. Parmi la vingtaine de militants présents, on notait la présence du député européen Mario Borghezio, coutumier des déclarations racistes. Plusieurs habitants de Niguarda leur ont demandé de partir et de ne pas chercher "à tirer profit" de ce drame.

"Message dangereux"

Ancien ministre de l’intérieur et secrétaire général de la Ligue, Roberto Maroni a pris ses distances avec ses militants les plus "chauds". Mais il a immédiatement désavoué la ministre : "Le droit du sol ne passera jamais, a-t-il prévenu. Il n’y pas de majorité pour cela au Parlement et un tel projet pourrait faire sauter le gouvernement." Selon lui, évoquer une abolition du délit de clandestinité est "un message dangereux dressé au candidat à l’immigration et aux trafiquants qui pourrait leur faire penser qu’il y a aurait désormais en Italie un climat plus favorable".

Toutefois, selon les chiffres de la direction générale de la justice pénale publiés le 23 mai dans le quotidien La Repubblica, le délit de clandestinité, qui prévoit une amende de 5000 à 10 000 euros pour les clandestins, n’a été appliqué qu’à 12 reprises. Il n’a pas empêché les bateaux d’immigrants d’accoster sur les côtes de l’île de Lampedusa.

Cécile Kyenge ne devrait pas trouver davantage de solidarité au sein du gouvernement. Le président du conseil, Enrico Letta, a reconnu lui aussi qu’il ne serait pas facile d’avancer sur les deux idées chères à sa ministre. Il n’en a d’ailleurs pas dit un mot dans son discours de politique générale dont il veut faire la base contractuelle de son gouvernement de coalition entre la droite et la gauche. Une façon de lui faire comprendre qu’il a d’autres priorités.

Flopée d’injures

Pour le Peuple de la liberté (droite), opposé à toute modification, ces thèmes relèvent de la stricte compétence du ministère de l’intérieur, dont le locataire n’est autre qu’Angelino Alfano, responsable du … Peuple de la liberté. Il y a fort à parier que le Parti démocrate (gauche) n’ira pas à la bataille sur cette thématique trop clivante. Enfin, Beppe Grillo, le leader du Mouvement 5 étoiles, a réaffirmé son opposition à l’instauration du "droit du sol".

Ophtalmologue, arrivée seule en Italie à l’âge de 18 ans, Cécile Kyenge est née au Congo d’un père catholique et polygame. Elle a candidement - ou crânement - confessé à la télévision avoir plus de trente frères et sœurs. Ce détail serait sans importance si ses adversaires ne l’avaient eux-mêmes utilisé pour l’accuser de faire l’apologie de la polygamie… Dès sa nomination, elle a reçu une flopée d’injures.

Le groupuscule d’extrême droite Forza Nuova a exposé une banderole raciste et insultante devant le siège de la section du Parti démocrate, où elle est inscrite, à Macerata, sur la côte adriatique : "Kyenge, retourne au Congo", pouvait-on lire. L’ex-sénateur de la Ligue du Nord, Erminio Boso, est sur la même longueur d’onde : "Je suis raciste, je ne l’ai jamais nié, fanfaronne-t-il. Kyenge doit rester chez elle, au Congo. C’est une étrangère dans ma maison. Qui a dit qu’elle était italienne ? " Pour son collègue Mario Borgezio, sa nomination "est un choix de merde, un éloge à l’incompétence (...). Elle a une tête de femme au foyer".

Patiente et têtue, Cécile Kyenge - qui a reçu l’appui du footballeur du Milan AC Mario Balotelli, régulièrement sifflé dans les stades en raison de sa couleur de peau - explique qu’elle veut faire "avancer ses dossiers", si possible loin des polémiques. "Les Italiens ne sont pas racistes", veut-elle croire.

imprimer

retour au site