Les enfants accusés de sorcellerie en Afrique subsaharienne et en Europe : quelques réflexions autour d’un article

La contribution de Bernard Boutter, ethnologue, revenant sur les clichés de l’opinion occidentale

Publié le 17 avril 2011 sur OSIBouaké.org

Le blog de Bernard Boutter - Lundi 4 avril 2011

Sous le titre "choc", "Mieux vaut tuer l’enfant sorcier que lui vous tue", un article écrit par la journaliste Caroline Six est paru récemment (27.03.2011) sur le site internet d’informations Rue89, exposant le drame des enfants dits "sorciers" en République Démocratique du Congo, à Kinshasa notamment. Il s’inscrit dans le cadre de la relative mobilisation médiatique qui a porté cette situation aux yeux du "grand public" en France et dans d’autres pays occidentaux depuis quelques années, notamment à la suite de la publication, en juillet 2010, d’un rapport fouillé sur le sujet rédigé pour l’UNICEF par l’anthropologue Aleksandra Cimpric. L’article sur Rue89 a suscité, comme souvent pour ce genre d’informations, des centaines de commentaires (417 en tout) dont une bonne partie est assez effarante quant à la vision que certains lecteurs ont de l’Afrique et des Africains.

Aussi, il est peut-être bon de rappeler que, comme le signalait avec justesse, dès 2000, l’anthropologue Filip de Boeck, auteur d’un des meilleurs articles sur le sujet [1], accessible en ligne ici, le phénomène - récent, une vingtaine d’années à peine - des enfants accusés de sorcellerie en République démocratique du Congo (aujourd’hui aussi au Nigeria, en Angola, au Cameroun ou en Centrafrique), qui touche surtout les milieux urbains, est réactionnel à une situation de crise profonde que subit ce pays, et de façon générale l’Afrique subsaharienne, liée à la destructuration sociale et familiale de ces dernières décennies dans cette région du monde ; crise provoquée, entre autres, par les conflits armés (où l’on a vu apparaître des "enfants-soldats" parfois très jeunes), les ravages du sida  , les effondrements des cadres politiques et économiques, etc. On pourra se reporter aux excellentes analyses de Filip de Boeck à ce propos. Celui-ci démontre que le lien nouvellement établi entre enfance et sorcellerie est "à mettre en relation avec une profonde déstructuration/restructuration des catégories de la maternité, de la gérontocratie, de l’autorité et, plus généralement, du champ familial lui-même" (p. 35). Cet article de F. de Boeck a par ailleurs été un des premiers à pointer du doigt le rôle ambivalent des Eglises de Réveil issues de la nébuleuse évangélique pentecôtiste-charismatique quant à ce phénomène (d’une façon plus nuancée d’ailleurs que dans la plupart des articles de presse sur le sujet).

Le problème, pour ce qui concerne la façon dont ces faits, aujourd’hui assez largement médiatisés, sont perçus par l’opinion publique occidentale, est que les articles ou les reportages qui les évoquent se contentent malheureusement trop souvent de jouer sur la corde de l’émotion et de l’indignation [2] en mettant en cause les "superstitions locales" sans chercher à proposer des analyses permettant une véritable réflexion sur le sujet. C’est ce que reproche par exemple l’anthropologue canadien Denis Blondin au reportage de Yves Bernard, intitulé Enfants sorciers - sous-titré : Quand l’Afrique chasse ses vieux démons (!) (voir ici la sévère critique de Denis Blondin, et dessous, dans les commentaires, la réponse du réalisateur mis en cause).

Par ailleurs, ce que beaucoup de gens ignorent, c’est que le phénomène ne se cantonne pas au continent noir. Les croyances en la matière ont emprunté les mêmes réseaux migratoires que les individus, et elles se retrouvent exprimées au sein des Eglises issues de migrations fréquentées majoritairement par des Africains. Ainsi, on trouve dans un ouvrage de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan publié en 2001, l’exemple d’une jeune fille de 13 ans, originaire de l’ex-Zaïre (aujourd’hui la RDC), arrivée en France deux ans auparavant avec sa famille, accusée par plusieurs de ses proches de "les dévorer la nuit par le biais de la sorcellerie". Les aveux de cette "jeune sorcière", qui aurait été initiée au pays par sa propre grand-mère, se trouvent avoir été obtenus dans une Eglise évangélique charismatique de la région parisienne [3]. On trouve également des indices de la présence de ce phénomène en Europe dans un ouvrage publié en 2000 par plusieurs juges du Tribunal de Bobigny dans la région parisienne, qui rapportent l’intégration à leur pratique de certains apports de l’ethnopsychiatrie, dans la ligne proposée par Tobie Nathan et son équipe au Centre Devereux, Université de Paris VIII, afin de mieux appréhender un phénomène auquel ils sont occasionnellement confrontés [4].

On pourra se reporter aussi au livre que la journaliste belge Aurore D’Haeyer a consacré aux enfants dits "sorciers" à Kinshasa, dans lequel elle relate par ailleurs sa visite aux Eglises issues des migrations à Bruxelles et sa rencontre avec des responsables africains, notamment le pasteur Kibutu, déjà cité dans ce blog, fondateur de l’Eglise Internationale de Bruxelles (voir la présentation du pasteur Kibutu sur le site de l’Eglise en question,ici) [5].

Ce qu’il faut bien voir, c’est que, alors qu’en Afrique d’autres recours peuvent être sollicités (les nganga, les guérisseurs traditionnels, par exemple), en Europe, pour les migrants d’Afrique subsaharienne, les Eglises évangéliques de type charismatique créées et dirigées par des Africains sont quasiment les seuls espaces où ces problèmes peuvent être pris en compte. Car, pour les fidèles eux-mêmes comme pour les pasteurs d’Afrique subsaharienne, il ne fait pas de doute que, dans le monde actuel caractérisé par la globalisation des échanges, la sorcellerie peut traverser les océans, en même temps que les sorciers. La sorcellerie, selon eux, est ainsi devenue un phénomène transnational qui justifie la transnationalisation de l’action divine par le biais de l’expansion des Eglises évangéliques sur tous les continents.

Ainsi, pour un jeune pasteur angolais d’une Eglise multiethnique rennaise (indépendante de tout réseau local ou national, mais en lien avec deux assemblées soeurs aux Pays-Bas) avec lequel je me suis longuement entretenu en juillet 2010, certains, parmi les migrants africains en Europe, sont des sorciers, y compris parmi les enfants, et cet apport de puissance maléfique redoutable renforcerait la sorcellerie locale. Selon lui, cela amènerait par contrecoup de plus en plus de Français blancs, victimes d’envoûtements, à fréquenter des Eglises comme la sienne. Malheureusement, ajouta-t-il, ces Blancs, venus en quête de "délivrance" ne restent généralement pas, se sentant mal à l’aise dans des assemblées trop marquées par des éléments culturels africains (linguistiques, musicaux, etc.). Ce pourquoi le pasteur en question, désireux d’apporter le Salut à tous, impose le français comme langue d’usage au sein de son Eglise à la place du portugais ou du lingala et décourage l’utilisation de rythmes ou d’instruments de musique africains. Quant aux "enfants sorciers", ce jeune responsable, qui se présente comme un "spécialiste" dans le domaine de la délivrance, m’affirma que le problème est courant au sein des assemblées majoritairement africaines en France, et peut même "contaminer", comme par contagion, les Européens. Ainsi, il me rapporta l’histoire d’un jeune garçon blanc, qu’un camarade de classe, d’origine congolaise, tentait d’entraîner dans le "monde en double" en venant le chercher nuitamment, en rêve, pour l’emmener dans le milieu des sorciers en Afrique, à bord d’un objet quelconque transformé en "véhicule spirituel". Les parents de l’enfant blanc, informé de la présence du jeune Africain dans les cauchemars de leur fils, s’en était ouverts à la famille de ce dernier, et c’est ainsi, à l’initiative de cette famille africaine ayant réussi à convaincre leurs voisins blancs de la réalité des pouvoirs sorciers de leur fils, que les deux enfants furent amenés dans une Eglise évangélique pour y faire une "cure d’âme" et y trouver la "délivrance".

Ce qui est particulièrement intéressant dans ce récit, c’est le mode de propagation de la sorcellerie, comme une épidémie qui se joue des frontières (géographiques, mais aussi ethniques, sociales, etc.), ce qui ne peut manquer d’évoquer, d’une certaine façon, le sida  . D’autre part, il est également intéressant de relever le fait que pour ce pasteur, les deux enfants sont des "victimes", et absolument pas des "coupables". Il employait d’ailleurs à ce propos une image parlante, assimilant les "enfants sorciers" à des enfants soldats, manipulés, pervertis et enrôlés de force par Satan dans son "armée maléfique".

Pourtant, la transposition du problème des enfants accusés de sorcellerie en Europe reste encore un phénomène discret au jour d’aujourd’hui. Probablement parce que les responsables de certains mouvements charismatiques qui pourraient éventuellement être tentés par des dérives violentes, comme celles qui sont malheureusement trop souvent observées en Afrique subsaharienne, se contentent de rester prudemment dans des formes relativement "douces" de la délivrance pour ne pas être obligés de répondre de leurs agissements devant la justice des pays d’accueil. Sinon, il est probable que les dérives en question seraient l’occasion d’un lynchage médiatique, amalgamant la plupart des Eglises charismatiques issues de migrations africaines dans une même condamnation et une même stigmatisation sectaire. Cela a été le cas, d’ailleurs, lors d’affaires judiciaires au Royaume-Uni mettant en cause des fidèles et des pasteurs africains, accusés de tortures sur des enfants considérés par eux comme "sorciers", tortures ayant, dans un cas, entraîné la mort de la jeune victime [6]. Comme l’écrit Sandra Fancello qui cite ces cas : "A travers ces "affaires de sorcellerie" l’on assiste à la transnationalisation du phénomène de l’accusation de sorcellerie" [7].

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A lire également sur le sujet un excellent texte disponible en ligne (ici) signé Sandrine Dekens, intitulé "Logiques sorcières : quand les accusations s’emballent. Enfants des rues et sorcellerie à Kinshasa". Enfin, voir sur le blog de mon collègue Fréderic Dejean, un article revenant sur un reportage intitulé "Le diable aux trousses" diffusé sur France 2 le 29.11.2010 (reportage auquel F. Dejean a apporté sa collaboration) où il est question d’Eglises évangéliques charismatiques majoritairement africaines pratiquant un ministère de "délivrance" dans la région parisienne, avec l’exemple notamment de l’Eglise nigériane de la Montagne de Feu et des Miracles.

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[1] DE BOECK Filip, "Le ’deuxième monde’ et les enfants sorciers en République démocratique du Congo", Politique Africaine, 2000, n°80, pp. 32-57.

[2] Sentiments légitimes, certes, même si, comme l’a souligné Filip de Boeck, il ne faut pas considérer ces enfants uniquement comme des victimes, bon nombre sont également des acteurs sociaux qui peuvent s’approprier le discours sorcellaire pour revendiquer une certaine indépendance, un certain pouvoir même, par rapport au monde des adultes.

[3] NATHAN Tobie, Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, p. 53-60.

[4] BARANGER Thierry, DE MAXIMY Hubert et Martine, L’enfant sorcier africain entre ses deux juges. Approche ethnopsychologique de la justice, Paris, Odin, 2000.

[5] D’HAEYER Aurore, Enfants sorciers, entre magie et misère, Paris, Labor Editions, 2004.

[6] Le mouvement mis en cause était un "ministère" originaire de RDC prônant le "combat spirituel" : celui de la Congolaise Elisabeth Olangi Wosho ("Maman Olangi"), s’inscrivant dans un courant de pensée néocharismatique, dénommé witchdemenology qui radicalise des thèmes répandus par des évangélistes anglo-saxons de la "troisième vague" comme C.P. Wagner, Derek Prince ou Rebecca Brown (auteurs dont les écrits portent une part de responsabilité quant aux transformations et à l’exacerbation des croyances sorcières sur le continent africain). Ce ministère axé sur la délivrance, notamment des "liens ancestraux" qui "bloqueraient" comme une "malédiction" même le fidèle sincèrement converti, est également présent en France, dans plusieurs villes, sous le nom de Communauté Internationale des Femmes Messagères du Christ (CIFMC), y compris à Rennes, où j’ai eu l’occasion d’assister à un "culte d’adoration". Sur ce mouvement, en Afrique et aux Pays-Bas, voir la passionnante étude socio-anthropologique de Julie Ndaya Tshiteku : Prendre le bic. Le Combat Spirituel congolais et les transformations sociales, Leiden, Centre d’Etudes Africaines, 2008, disponible en ligne ici. Voir aussi les deux pages (p. 37-38) consacrées par Pierre-Joseph Laurent aux Eglises de Réveil en RDC et en Belgique, dont la Fondation Olangi Wosho, dans le dossier publié par l’Université catholique de Louvain à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’ancien Congo belge (disponible en ligne, ici).

[7] FANCELLO Sandra, "Sorcellerie et délivrance dans les pentecôtismes africains", Cahiers d’études africaines, 2008/1-2, n° 189-190, p. 161-183 : 178.