Massacre à Duékoué : "Une enquête impartiale de la justice internationale est nécessaire"

Questions du Monde à Florent Geel, responsable Afrique de la FIDH

Publié le 8 avril 2011 sur OSIBouaké.org

LeMonde.fr | 07.04.11 | Propos recueillis par Aline Leclerc | Après le massacre de grande ampleur perpétré à Duékoué les 29 et 30 mars, seule la mission des Nations unies (Onuci) a désigné les Forces républicaines (FRCI) pro-Ouattara comme responsables de "la plupart" des exécutions commises dans cette ville de l’Ouest. Les ONG, elles, restent prudentes et évoquent plusieurs pistes. Elles plaident pour une enquête indépendante, menée par la Cour pénale internationale.

Florent Geel est responsable Afrique de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Le 2 avril, vous confirmiez le chiffre de 800 victimes à Duékoué, annoncé la veille par le CICR, sans désigner de responsable. Avez-vous depuis des informations permettant de confirmer les accusations de l’Onuci ?

Les choses sont encore très floues et à prendre avec beaucoup de prudence. Ce qui est sûr c’est qu’au moins 816 personnes ont été tuées à Duékoué. Ce qui est de plus en plus certain, c’est qu’elles l’ont été en l’espace de deux jours, mardi 29 et mercredi 30 mars, lors de la prise de la ville par les FRCI. Pour autant, il faut éviter d’en tirer trop vite des conclusions. Car cette région connaît des combats intercommunautaires depuis des années, bien avant la crise post-électorale. Et une majorité des victimes appartiendraient à l’ethnie Guéré – et je parle bien au conditionnel. C’est ce qui ressort notamment de certains témoignages, qui racontent que des hommes en armes ont fait un tri dans la population, choisissant leurs victimes. Mais l’explication ethnique ne s’impose pas non plus. Car d’autres cadavres, découverts en début de semaine, appartiendraient à une ethnie différente. Une partie seulement de ces violences pourraient être intercommunautaires.

Selon nos informations, le chef d’une bande armée – ce que les Ivoiriens appellent un "coupeur de route" – qui sévit dans un parc national près de Duékoué, pourrait être responsable d’exactions assez graves. Il se serait aventuré au-delà de son théâtre d’opération habituel, profitant du désordre ambiant. Ensuite, ce qu’il reste à éclaircir, c’est son lien avec les FRCI : est-ce que cet individu et ses hommes agissent sous le contrôle effectif des forces républicaines ? Est-ce que, sans que ce soit aussi clair et revendiqué, le FRCI pourraient les contrôler en sous-main, d’une façon ou d’une autre ? Ou est-ce que ce chef de guerre n’est contrôlé par personne ? C’est pour cela que c’est très important qu’une justice impartiale comme la Cour pénale internationale (CPI  ) soit saisie.

Comment obtenez-vous vos informations ?

Nous avons principalement deux sources : des témoins directs des massacres, comme ceux qui ont assisté au "triage" des victimes ; des témoins indirects, arrivés sur place après le massacre, qui ont participé par exemple au comptage des corps. Ces témoins, il faut les interroger puis prendre le temps de recouper leurs récits, d’en vérifier la teneur, et de les pondérer, ce qui est essentiel dans une région où peu de personnes ne sont pas polarisées, parties prenantes d’un camp ou de l’autre. Pour l’instant, ces témoins sont encore rares. La situation est très tendue et peu osent parler. De notre côté, nous faisons aussi attention à ne pas exposer ceux qui parlent.

Un témoin suffisamment impliqué localement pour savoir ce qui s’est passé, et qui est considéré comme fiable, c’est-à-dire non partisan, est rare, donc très facilement repérable : si on l’exfiltre maintenant, il ne pourra jamais revenir. Recueillir des témoignages solides est un travail de fourmi. C’est ce que pourra faire la CPI   si elle est saisie : un travail de terrain qui permettra d’avoir une vision beaucoup plus claire et impartiale sur ce qui s’est passé, et sur les auteurs présumés. [Les équipes du CICR qui ont découvert et ramassé les corps ne peuvent pas être obligées à témoigner devant la CPI  .]

Mercredi, le procureur de la CPI  , Luis Moreno-Ocampo, a annoncé son intention de "demander à la Chambre préliminaire de l’autoriser à ouvrir une enquête", tout en indiquant que "si un Etat partie au statut de Rome [créateur de la CPI  ] défère la situation en Côte d’Ivoire au procureur de la CPI  , le bureau peut ouvrir plus rapidement une enquête et préparer une demande de mandat d’arrêt à l’encontre des principaux responsables".

C’est un peu ambigu comme position. Car si la Côte d’Ivoire n’a pas ratifié le statut de Rome, Laurent Gbagbo a reconnu la compétence de la Cour en 2003, en utilisant l’article 12-3 qui permet à un Etat non partie de la saisir, parce qu’il voulait qu’elle enquête sur les crimes de guerre commis en 2002 [il avait alors été victime d’une tentative de coup d’Etat de la part des rebelles]. Et la juridiction a également été reconnue par Alassane Ouattara qui a également fait appel à la CPI en janvier.

Donc la Cour a la capacité de se considérer comme saisie et pourrait commencer tout de suite, sans faire appel à un Etat tiers pour la saisir. Je crois que c’est une façon pour le procureur de ne pas prêter le flanc aux critiques qui disent que cette Cour ne juge que des Etats africains. Mais pour ça, il faut surtout que la CPI   continuer à enquêter en Tchétchénie, en Colombie, pour montrer qu’elle est bien universelle. Elle ne peut pas ne pas réagir rapidement sur le cas de Duékoué, sur lequel elle est tout à fait légitime.

Une enquête de la CPI   vous semble-t-elle plus souhaitable qu’une enquête de la justice ivoirienne ?

Dans la situation que nous connaissons actuellement, il y a le risque d’une justice de vainqueur. Si Alassane Ouattara prend le pouvoir, laissera-t-il juger l’auteur d’un crime s’il est issu de son rang ? La CPI  , c’est la garantie de l’impartialité, dans les faits et dans les esprits. Et il faut que cette justice impartiale passe. C’est nécessaire pour permettre au pays de se reconstruire. Cela peut passer par une commission vérité, c’est une des solutions que nous évoquons dans nos discussions avec Alassane Ouattara. Mais là, l’ampleur des exactions est telle qu’elle ne permet plus de passer l’éponge et de dire "on oublie tout". Cela ne suffira pas à construire la paix à long terme.

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