Sauvés mais traumatisés à vie

Publié le 14 avril 2010 sur OSIBouaké.org

L’Humanité - 9 avril 2010

Par Marion Feldman, Maître de conférences en psychologie à l’Université Paris-Descartes, psychologue clinicienne dans le champ de la protection de l’enfance*

Entre 1940 et1944, le régime de 
Vichy collabore activement avec l’Allemagne nazie, notamment pour la « solution finale », décidée en 1942. La déportation de tous les juifs de France devient alors effective. Juste avant la grande rafle du Vél’d’Hiv, le 4 juillet 1942, le sort des enfants est décidé  : ils seront également déportés, « par humanité », propose Laval aux Allemands, avec l’idée qu’il ne faut pas séparer les enfants de leurs parents. Les 16 et 17 juillet 1942  : 4 051 enfants sont déportés. Durant la période de l’Occupation, 10 147 enfants sont déportés  ; avec les enfants morts dans les camps d’internement, on estime à 11 600 le nombre d’enfants disparus.

En parallèle, dès 1942, des réseaux de camouflage d’enfants sont mis en place  : 62 000 enfants sont alors cachés et survivent. Sauvés, ils vivront néanmoins la destruction de tout ce qui est au fondement de la vie d’un enfant  : la croyance en la protection des adultes, et l’adhésion à des théories du sujet qui fondent l’identité d’un individu. Souvent séparés de leurs parents, les enfants juifs sont exposés à des attaques de filiation, d’affiliation, à des pertes, des privations, des frayeurs multiples. Enfants de migrants, ils sont d’autant plus vulnérables. À cela, vient s’ajouter la clandestinité qui les expose à un processus de déculturation tel qu’une fois sortis de leur cachette, certains ne reconnaissent plus leurs parents, ils parlent le patois, ils portent un autre prénom, voire un autre nom, et adhèrent parfois à une autre religion. Pour eux, la Libération n’en est pas une  : ils deviennent le réceptacle des traumatismes et des deuils non aboutis des adultes qu’ils côtoient mais aussi de la société française tout entière. Ils doivent supporter le silence et l’absence de reconnaissance officielle de leur vécu, jusqu’en 1991, année où se tient à New York la première réunion mondiale des « enfants cachés ».

Les traces de ces traumatismes cumulatifs sont encore repérables aujourd’hui. Les adultes qu’ils sont devenus présentent une symptomatologie spécifique liée à l’effraction psychique, la survie, aux attaques d’affiliation, aux pertes et aux deuils impossibles. Leur vécu traumatique a également un impact sur la génération suivante, c’est-à-dire leurs propres enfants.

En parallèle, ces « enfants cachés » ont développé des compétences et des lignes d’existence liées à la nature de chacun et aux circonstances de leur vie avant, pendant et après les persécutions  ; mais également liées à la recherche de solutions individuelles mises en place pour faire face aux souffrances endurées. Une de ces lignes d’existence réside dans la recherche quasi pulsionnelle d’appartenir à des groupes. Dans la mesure où les « enfants cachés » ont été déculturés, ce mouvement semble se situer dans une intention de chercher à refermer une sorte de processus « initiatique » resté « ouvert », une tentative de réparation. Le témoignage ou l’écriture sont également, depuis quelques années, des stratégies d’élaboration du trauma.

Pour ces enfants de parents juifs d’Europe centrale ayant fui l’antisémitisme, la France était une terre d’accueil. Or, la France a été pour eux à la fois protectrice et menaçante. Comment pouvaient-ils avoir confiance dans une France qui participait à la déportation de leurs parents et qui les menaçait à tout instant  ? Après guerre, la France a dénié la souffrance de ces « enfants cachés », qui, pendant toute leur vie, jusqu’en 1991, entendront dire qu’ils ont eu de la chance car ils sont restés en vie. Eux qui ont été sauvés par la France. Cette relation construite sur un mode ambivalent se retrouve dans leur construction psychique et tout au long de leur vie d’adulte.

* Auteure du livre Entre trauma et protection  : 
quel devenir pour les enfants juifs cachés 
en France (1940-1944)  ? Editions Erès, Toulouse, 2009.

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