La filiation, état social

Publié le 30 avril 2009 sur OSIBouaké.org

par Françoise Héritier, le Monde , 18.04.09

Je lisais dans Le Monde une interview de Dominique Versini, défenseure des enfants, sur l’intérêt pour eux de la reconnaissance de tiers pour les actes de la vie quotidienne dans un cadre familial recomposé, lorsqu’une phrase a attiré mon attention. Elle faisait état d’une idée répandue selon laquelle "on va de plus en plus vers une sorte de filiation sociale qui se substituerait à la filiation biologique" (Le Monde, 21 mars 2009). Or c’est exactement l’inverse qui se passe.

Je constate dans la presse, dans les débats, même dans des travaux académiques, des confusions terminologiques entre filiation, engendrement, procréation, parenté, parentalité, etc. Une confusion très grande existe entre ce qui relève du biologique et ce qui relève du social. Compte tenu des percées scientifiques et techniques, dans le domaine de la procréation, il est normal que des brouillages se constituent. Au moins peut-on essayer d’y voir plus clair à l’occasion des débats sur la révision des lois de bioéthique.

Rappelons deux faits. C’est aux confins des XVIIIe et XIXe siècles qu’ont été identifiés les gamètes - ovule et spermatozoïde -, et plus tardivement qu’a été reconnu leur rôle égal dans la procréation. Auparavant, le biologique était confiné au coït et à l’accouchement. Deuxièmement, dans toutes les sociétés, le rôle institutionnel du mariage qui engage les époux pour la reproduction dans la fidélité requise pour l’épouse fait qu’une zone de recouvrement associe engendrement, enfantement et filiation. Mais, et c’est là le point essentiel, la filiation partout et toujours ne peut être qu’un acte social : la reconnaissance volontaire et dûment enregistrée qu’un enfant est rattaché à une ou à des lignées nettement désignées, ce qui lui confère son identité, des droits et des devoirs.

Mais ce recouvrement de fait ne signifie pas pour autant le recouvrement cognitif des notions de filiation, acte juridico-social, et d’engendrement par l’homme, voire d’enfantement par la femme, actes qui relèvent du biologique. L’esprit social de la filiation se lit de façon exemplaire dans l’adoption plénière où les liens de filiation ne peuvent absolument pas être rompus et où la prohibition de l’inceste joue à plein, malgré l’absence de consanguinité, entre frères et soeurs ou entre cousins.

La confusion dans les mots et surtout dans les esprits entrelace, conjoint ou oppose, selon les besoins du moment, le biologique au social. Elle est apparue avec la révision de chapitres du code civil dans les années 1980. Compte tenu des percées scientifiques et surtout techniques et d’une "demande sociale" supposée, le législateur a ajouté un quatrième critère à ceux qui prévalaient pour établir la filiation : la naissance légitime (dans le cadre du mariage) ou naturelle, la volonté (la "reconnaissance en paternité") et la possession d’état, soit la réputation d’être l’enfant d’un couple ou d’une personne. A ces trois critères, le législateur a ajouté celui de vérité biologique - c’est-à-dire de l’engendrement certifié par des méthodes ad hoc - et a rendu, c’est là le point capital, ce critère opposable aux trois autres, y compris à la naissance dans le cadre du mariage. Il se peut qu’il ait été impossible de faire autrement. Comment utiliser en effet ce critère, en totale rupture avec l’idée même de filiation, sinon par opposition à ceux qui dictaient la filiation ?

Ce caractère opposable permettait de régler des situations insolubles, comme le cas de filiation dans le cadre du mariage alors que le mari est absent ou indisponible. Le plus souvent, malheureusement, le critère de vérité biologique est utilisé non pour construire mais pour détruire, dans des conflits d’intérêts majoritairement financiers et successoraux, ou en fonction de volte-face des sentiments éprouvés, c’est-à-dire en fonction de l’intérêt privé des adultes.

Le grand oublié du législateur, c’est l’enfant. Le déni de paternité est un tort majeur porté à un enfant, qui voit changer non seulement sa relation familiale, mais aussi au sens propre son identité, et dont les actes d’état civil porteront la mention de ce reniement. A la suite de plusieurs procès où des maris, qui avaient accepté l’insémination artificielle avec donneur, ont par la suite demandé le divorce et la récusation de la filiation de l’enfant, et ont obtenu cette récusation en justice, le législateur a mis des limites temporelles à l’exercice de ce droit d’opposition.

Qu’en est-il du droit des enfants à connaître leur origine ? Cette curiosité-là est légitime, même si elle remet en question la confidentialité sur le don de gamètes ou le secret de l’accouchement sous X... (avec les ménagements nécessaires pour ne pas briser la vie d’autrui). Mais il me semble qu’en dehors de cas d’espèces, où la vie familiale se passe vraiment mal, cette curiosité ne met en cause ni les sentiments ressentis dans la famille d’accueil, ni la filiation. La curiosité satisfaite, des liens peuvent se créer ou non, mais il y a peu d’exemples de substitution d’une famille, d’une parenté, d’une filiation à d’autres, selon les psychologues. Penser que cette substitution se produirait de par le poids du biologique, c’est nier l’importance du symbolique, des sentiments, des apprentissages.

La revendication de la vérité génétique vise à satisfaire des intérêts individuels et variables, qu’il s’agisse du désir d’enfant, sur lequel il y aurait une analyse très profonde à conduire ou d’autres motivations, dans une totale indifférence à la contradiction et en référence à la modernité technique. Regardons le cas de la gestation pour autrui, prêt ou location d’utérus dont la légalisation est à l’étude. Elle peut être faite avec les gamètes des deux parents d’intention, ou avec ceux d’un seul, ou avec des gamètes autres que celles des parents d’intention, qui seront les parents par la filiation et le coeur. Elle peut être faite aussi avec un ovocyte de la gestatrice. La vérité génétique n’a que peu à voir avec cette fabrication d’un enfant, et la technique, par Fivete, n’est pas nouvelle.

Si loi il devait y avoir, l’encadrement devrait être extrêmement strict, ne serait-ce que pour éviter l’accumulation de problèmes impossibles à résoudre. La filiation devrait revenir au (x) parent (s) de volonté, non à la donneuse d’ovocytes ni à la prêteuse d’utérus, même si un droit de réflexion devrait être laissé à celle-ci. Il ne devrait pas être possible aux parents d’intention de récuser un enfant qui ne leur conviendrait pas.

En dehors de la filiation, cet usage dont on parle tant suscite bien des interrogations. Il semble en effet malvenu, en des temps d’efforts pour parvenir à l’égalité des sexes dans les faits et dans les esprits, de faire de certaines femmes, plus souvent nécessiteuses qu’altruistes, des individus dont la fonction et l’intérêt sont situés dans la reproduction. Cette façon de voir rejaillit sur le sexe féminin en son entier. Autre chose : il ne faudrait pas que soient autorisées par ce biais des pratiques interdites par la loi. Par exemple, la commercialisation clandestine des cellules et des utérus, même si la gratuité ou la simple indemnisation des frais est requise par la loi.

Il ne faudrait pas non plus que, contrairement à ce que proposait Nadine Morano, secrétaire d’Etat à la famille, la gestation pour autrui se fasse en famille, une mère portant par exemple l’enfant de sa fille et de son gendre. Rappelons qu’en droit civil, l’union est interdite entre alliés dans la ligne directe : une femme ne saurait épouser le mari de sa fille. Aurait-elle alors la possibilité légale de porter son fruit ? Indépendamment de l’inceste du deuxième type, que constituerait à mes yeux le rapprochement intime de sa substance corporelle avec celle de sa fille.

Que penser enfin de la volonté d’égalité exprimée dans cette demande ? Si l’on s’en tient à la notion d’égalité, et pas seulement à l’égalité entre femmes stériles et fécondes ou entre femmes différemment stériles, il faut reconnaître que les hommes ont aussi le droit à la gestation pour autrui (ou à l’utérus artificiel s’il voit le jour) : le droit de tout homme à faire des enfants "tout seul".

Un Américain riche et misogyne s’est ainsi fait une famille de cinq enfants. L’histoire ne dit pas s’il a eu recours au diagnostic préimplantatoire pour n’avoir que des fils ! Ce qui se profile là est un danger contre lequel l’espèce humaine s’est toujours prémunie : une société sans recours à l’altérité pour créer du lien social. Car il n’y a pas d’altérité dans l’exploitation de "ressources", ni d’égalité.

Il nous faut réfléchir aux mots et aux situations que nous croyons nouvelles pour vérifier s’ils portent ou non en germe des inégalités accrues ou des conséquences contraires à la règle. Non pas que les règles soient intangibles. Inventer des formes nouvelles de vie en société est une des prérogatives saisissantes de l’espèce humaine, à condition que la liberté des uns ne soit pas contraire à celle des autres ni à leur dignité.

Le primat du biologique est un leurre qui recouvre des contradictions et des intérêts multiformes ; et il convient de sauvegarder le caractère social de la filiation. Posons-nous la question à partir de la gestation pour autrui : si la mère n’est pas reconnue tout entière dans l’ovocyte ni même dans la parturition, pourquoi le père le serait-il dans le spermatozoïde ? Pourrait-on supprimer le caractère opposable du critère de vérité biologique pour ne garder que son aspect constructif qui permet de donner une filiation à des enfants dont le géniteur s’est esquivé ?

Françoise Héritier

Professeur honoraire au Collège de France

Née en 1933, a succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de France où elle a développé ses recherches sur la parenté au sein du laboratoire d’anthropologie sociale. Elle a notamment publié "L’Exercice de la parenté" (Seuil, 1982), "Deux soeurs et leur mère" (Odile Jacob, 1995), et une autobiographie intellectuelle sous forme d’entretiens, "Une pensée en mouvement", (O. Jacob, 450 p., 27,90 €).

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