Derrière les évidences humanitaires. Une morale très politique

Par Bernard Hours. Anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD)

Publié le 23 janvier 2009 sur OSIBouaké.org

Le Monde Diplomatique, édition imprimée — septembre 2008 — Page 21

Par Bernard Hours, anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) ; auteur, avec Niagalé Bagayoko-Penone, de l’ouvrage "Etats, ONG et production des normes sécuritaires dans les pays du Sud", L’Harmattan, Paris, 2005.

Au mépris des conventions de Genève, l’armée colombienne a, le 2 juillet, utilisé l’emblème de la Croix-Rouge afin de libérer quinze otages des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). A Kaboul, l’International Rescue Committee (IRC), qui employait trois volontaires tués le 13 août, a annoncé la suspension de ses activités en Afghanistan. Le temps n’est plus où, avant la guerre du Biafra, en 1967, l’aide d’urgence affichait sa neutralité (lire « Sur fond d’indignation et de pétrole, tout a commencé au Biafra »). Depuis qu’est invoqué le « droit d’ingérence » et que les armées ont investi le champ de l’humanitaire, la confusion des genres crée un facteur de risques pour les organisations non gouvernementales (ONG) et, surtout, leurs personnels locaux. La figure compassionnelle de la victime ne doit pas masquer le caractère profondément politique de ces engagements, fussent-ils « désintéressés », ni leur impact sur le fonctionnement des sociétés locales, comme au Congo (lire « A Kinshasa, aventuriers africains et professionnels occidentaux »).

Il fallut attendre les inévitables dérives, rançon du succès de l’humanitaire, pour que ses objectifs et même sa moralité soient exposés aux soupçons. Ainsi, les mésaventures de L’Arche de Zoé au Tchad, début 2008 (lire « Zoé, l’onde de choc »), ont fait l’objet d’une couverture médiatique critique là où, auparavant, on aurait seulement évoqué ses « bonnes intentions ». Déjà, lors du tsunami en Asie du Sud-Est en 2004, la capacité des organisations non gouvernementales (ONG) à gérer les importants dons reçus avait été mise en cause.

L’action humanitaire repose sur un ensemble cohérent de pratiques et de principes qui, présentés comme nécessaires et moraux, constituent une idéologie. Cette grille de lecture du monde repose sur trois piliers qui méritent examen : l’universalité des droits de l’homme, affirmation aussi sympathique que problématique ; la construction de la figure de la victime, sans laquelle il n’y a pas de sauvetage possible ; l’ingérence comme droit d’accès non négocié aux victimes.

L’universalité des droits de l’homme est un postulat sans lequel il n’y a pas d’action humanitaire légitime. Mais quelle est la nature du sujet porteur de ces droits déclinés dans des secteurs tels que la santé, l’éducation ou la sécurité ? Ce n’est pas celui de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui était un sujet politique, mais un exemplaire de l’espèce, un corps biologique dont l’existence doit être sauvée de la famine, d’une épidémie ou d’une catastrophe naturelle. C’est la cible de la médecine d’urgence dont Médecins sans frontières (MSF  ) incarne un symbole planétaire. Le droit à la vie est un produit du XXe siècle tardif et de l’âge humanitaire, qui commence avec la Croix-Rouge, mais se structure au cours des années 1980, dans un contexte de dépolitisation et de moralisation générales.

On peut d’ailleurs se demander dans quelles proportions le corps de la victime est un sujet ou un objet. Sa dignité est abstraite, relativisée par les circonstances (camps de réfugiés, par exemple). Etre un homme est encore un statut ; être une victime est déjà un état. Les victimes sont par nature impersonnelles et interchangeables. Elles apparaissent, figurantes passives d’un marketing émotionnel, dans les courriers des ONG. L’inégalité et l’absence de réciprocité caractérisent le rapport entre sauveteurs et sauvés.

La plupart des individus concernés ne se pensent pas, d’abord, comme des victimes, mais comme des individus confrontés à un drame. Les hommes luttent, en effet, depuis la nuit des temps contre les violences de la nature, des pouvoirs, de la société. Les Philippins écrasés chaque année par les typhons ou les Bangladais pataugeant dans les inondations à répétition affrontent la crise qui s’intègre à leur destin d’humains, de personnes dignes inscrites sur un territoire à risques. C’est le regard d’un autrui étranger qui les construit en victimes. Le service d’aide médicale d’urgence (SAMU) ne vient que sur appel. L’humanitaire débarque. C’est lui qui choisit de venir et décrète l’urgence. Il sauve souvent, mais selon son « agenda ».

La gestion du nombre des victimes, qui justifie l’intervention, est d’ailleurs édifiante. Parfois celui-ci est sous-évalué, souvent surévalué. Des Etats, en Amérique latine par exemple (lors du cyclone Mitch, en 1998, au Nicaragua, au Honduras, au Guatemala et au Salvador), ont tendance à en surestimer le nombre pour s’inscrire dans l’agenda humanitaire global, contrairement à la Birmanie ou, à un moindre degré, à la Chine lors du séisme de 2008.

En exigeant, au nom d’un devoir d’intervention peu discutable, un libre accès aux victimes, les humanitaires du XXe siècle ont produit un « droit d’ingérence » (lire « Droit d’ingérence, où en est-on ? ») qui, à l’usage, semble plus une épine politique pour tous les Etats qu’une victoire de l’humanité sur elle-même. Ce droit sera d’ailleurs de plus en plus contesté sous sa forme incantatoire, « lyrico-kouchnérienne ». En effet, il est apparu à une époque (la fin des années 1980) où les prétentions occidentales pouvaient apparaître universelles. Ce n’est plus le cas.

Fatigue des professionnels, soupçons des donateurs

Les leçons de morale exportées font moins recette lorsque la croissance économique change d’hémisphère. De la Chine à la Russie, régimes autoritaires, et dans de nombreux autres Etats, l’ingérence humanitaire est perçue comme un rideau de fumée créateur de tensions politiques superflues. Depuis peu, les humanitaires sont pris à partie, de plus en plus fréquemment tenus pour responsables des désordres locaux, en particulier dans les lieux où les Etats faibles sont mis sous tutelle par des intervenants multilatéraux (ONG, humanitaires, militaires). Lorsque le malheur se prolonge, comme en Haïti, tous ces étrangers bien payés, roulant en 4 x 4, reçoivent des pierres, voire sont enlevés dans l’espoir d’une rançon — mais plus probablement comme un cri de colère ou de désespoir.

En Afghanistan, deux membres d’Action contre la faim (ACF) ont été pris en otage, trois volontaires d’International Rescue Committee (IRC) ont été assassinés cette année, ainsi que leur chauffeur. Au Sri Lanka, dix-sept membres d’ACF ont été tués en 2006. Des volontaires de MSF   ont été capturés au Daghestan ou en République démocratique du Congo depuis 2005. Ces phénomènes s’observent dans les zones de conflits où les ONG cohabitent avec des militaires ou des casques bleus. Dans ces lieux, l’intention humanitaire sert de moins en moins de sauf-conduit, comme en Palestine, en Erythrée, au Yemen, au Sri Lanka, au Darfour. C’est encore moins le cas en Irak ou en Afghanistan.

Au cœur du problème se trouve l’absence de légitimité politique de l’ingérence. Elle présume une société civile mondiale qui n’existe pas, donnant un mandat universel (comme les droits) à des intervenants dont la nationalité, les ressources, l’idéologie seraient neutralisées ou occultées comme par enchantement. Elle nie la territorialité de l’existence humaine, l’insertion des hommes dans un tissu géographique et politique, c’est-à-dire, entre autres, des Etats souverains.

Or la crise qui frappe la mondialisation capitaliste amène les Etats à revenir sur le devant de la scène. On peut penser que le « droit d’ingérence » s’en trouvera encore fragilisé. Et ce d’autant plus que l’existence de politiques publiques d’aide inscrit l’action humanitaire dans le champ de compétence des pays les plus souverains, tandis que les bailleurs multilatéraux financent à grande échelle les ONG dans les pays les moins souverains.

Les contradictions éclatent les unes après les autres. L’épisode tragi-comique de L’Arche de Zoé souligne à la fois le rôle central joué par le prétexte du sauvetage de la vie biologique, inventé de toutes pièces ici, et les effets absurdes d’un usage démagogique de l’ingérence auquel les propos intempestifs de certains responsables politiques ne sont pas étrangers. Indépendamment du sérieux de la plupart de ses acteurs, l’action humanitaire est victime de son utilisation abusive du spectacle du malheur des autres. Un marketing agressif envoie à la porte des stations de métro des jeunes affublés de vêtements flashy qui vantent, comme pour les dentifrices, les mérites de Médecins du monde (MDM) ou d’ACF, en quête de donateurs désormais fatigués à force de sollicitations, d’émotions faciles et de causes multiples à soutenir.

Longtemps entre les mains d’ONG fondatrices comme MSF  , MDM ou Action internationale contre la faim (AICF) — devenue ACF —, l’humanitaire a été transformé par l’implication des Etats dans les années 1990. Cette entrée en lice a mis un terme à un certain angélisme associatif. En France, MM. Bernard Kouchner et Claude Malhuret furent les premiers secrétaires d’Etat à l’action humanitaire et aux droits de l’homme de gauche et de droite. Ils ont institutionnalisé et officialisé le rôle des ONG. Engagés dans l’« antitotalitarisme » soviétique (autour de l’abcès afghan), ces deux médecins invoquaient des droits de l’homme dont l’apolitisme s’évapora avec la fin de la guerre froide (1).

Il apparut en effet, dès le début des années 1990, que l’« antitotalitarisme » avait été largement soutenu par les Etats-Unis et que l’exercice de fonctions ministérielles confrontait les intéressés à la nécessité d’assumer leurs discours. Depuis, la vocation des humanitaires à s’occuper de « catastrophes politiques » dites « totalitarismes » a diminué de véhémence. Toutefois, les récentes catastrophes naturelles en Birmanie et, en Chine, les événements du Tibet (2) montrent la rémanence de l’« antitotalitarisme ».

Pour les Etats, l’humanitaire est un champ stratégique où l’on envoie des militaires côtoyer des médecins, au grand dam de ces derniers. Les organisations multilatérales, dont l’Union européenne, financent des programmes à grande échelle, tandis que, de manière contiguë, d’autres lignes de crédits sont engagées pour le « maintien de la paix », par l’Organisation des Nations unies (ONU  ) notamment. Ces acteurs se croisent, se coordonnent mal, et inondent les pays les plus pauvres d’une foule d’intervenants qui produisent autant de désordre que d’ordre.

Ni les Etats ni les organisations multilatérales ne pouvaient laisser aux associations le monopole de l’émotion, de la solidarité, de la générosité. L’humanitaire est donc devenu un monde où se télescopent des politiciens démagogues, des professionnels fatigués et inquiets, des bailleurs technocratiques multilatéraux inscrits dans des logiques bureaucratiques et financières, des donateurs soupçonneux ou blasés qui tendent à privilégier les causes de proximité (3). Il y a cirque car il y a spectacle : celui du malheur des autres, marchandise médiatique dont l’inflation n’inquiète personne.

L’humanitaire est un élément central de la globalisation morale en cours. L’économie de marché, le capitalisme doivent impérativement « blanchir » les profits nés de leur exploitation mondialisée. Le travail des enfants, les cadences productives, les heures supplémentaires non payées, toutes les exactions, dans un univers de dérégulations multiples, doivent être maquillés.

De ce nombre élevé d’exclus, produits de la violence sociale, bien peu sont identifiés comme victimes. En donnant des gages de moralité, de pseudo-transparence, de charité, c’est un impôt général de normalité morale qui rend les donateurs, les Etats et les entreprises conformes à une humanité elle-même morale. L’univers de l’action humanitaire est postpolitique. C’est celui des gadgets de la bonne conscience, lancés par des ONG, entreprises de moralité aujourd’hui dépassées par leurs créatures. Le XXe siècle fut celui de la question sociale. Le XXIe siècle devra gérer un nombre considérable de victimes de la nature et de l’économie de marché, productrice d’exclusions planétaires démultipliées (4).

Sur cette embarcation en perdition, volontaires, bénévoles et professionnels essaient de colmater les voies d’eau. Ce qu’ils font est utile et généreux. Ce n’est pas la solution. L’action humanitaire a contribué à éclipser, en partie, le développement, en lui substituant la notion de « lutte contre la pauvreté », plus proche de la médecine d’urgence car elle apparaît comme une véritable pathologie, une maladie.

« Performants » d’un côté, malades ou réfugiés de l’autre

A force de masquer l’injustice derrière la détresse, cette idéologie nous propose des normes toujours minimales d’une vie qui n’est que survie.Etre moribond est-il la condition essentielle pour recevoir assistance ? Et est-ce bien moral ? Et humain ? A l’opposé des aspirations des Lumières, elle valide l’idée d’un monde partagé entre les « performants » d’un côté, les malades ou réfugiés de l’autre. Contribuant à la mise en place d’un apartheid planétaire, ces stratégies du désastre s’inscrivent dans une mise sous tutelle, globale, morale et sécuritaire.

Au Nord, instrument de gouvernance morale et de trafic politique, la mise en scène des catastrophes invite les citoyens à oublier les mouvements sociaux d’hier pour un univers de compassion et de coups de cœur volatils où il n’y a place que pour l’émotion, qui tend à éteindre la conscience de l’injustice : les vaincus se révoltent mais les victimes font beaucoup pleurer. En particulier tous ceux qui trouvent ainsi plus maltraités qu’eux-mêmes. L’émotion humanitaire produit au mieux de l’indignation. Elle empêche la rébellion.

Bernard Hours.

(1) Cf. Nicolas Guilhot, The Democracy Makers. Human Rights and the Politics of Global Order, Columbia University Press, New York, 2005.

(2) Lire Slavoj Žižek, « Le Tibet pris dans le rêve de l’autre », Le Monde diplomatique, mai 2008.

(3) Lire Pierre Micheletti, « Les humanitaires victimes des logiques d’Etat », Le Monde diplomatique, juin 2007.

(4) Yves Dezalay et Bryant Garth, « Droits de l’homme et philanthropie hégémonique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121-122, Paris, mars 1993.

Derrrière les évidences humanitaires, lire aussi :

* A Kinshasa, aventuriers africains et professionnels occidentaux, par Michel Galy * Quelques dates * Zoé, l’onde de choc, par Michel Galy * Pour aller plus loin… * Militaires, médecins et guérilleros, par Maurice Lemoine * Sur fond d’indignation et de pétrole, tout a commencé au Biafra, par Pierre Micheletti * Droit d’ingérence, où en est-on ?, par Caroline Fleuriot

imprimer

retour au site