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Enfants yéménites disparus : une affaire d’Etat longtemps étouffée en Israël

Ouverture des archives (accablantes)


10 août 2017 - Récit par Nissim Behar, Correspondant à Tel-Aviv

Une jeune juive yéménite à son arrivée dans le camp de Shaar Aliyah, à Haïfa en juin 1950. Une jeune juive yéménite à son arrivée dans le camp de Shaar Aliyah, à Haïfa en juin 1950. Photo Robert Capa. Magnum Photos

Des enfants évanouis dans la nature, placés dans des familles ou utilisés comme cobayes lors d’expérimentations médicales à leur arrivée dans le pays. Cinquante ans après les faits, sous la pression des médias et des familles, le gouvernement ouvre enfin ses archives, accablantes.

Yona Yossef reprend espoir. Aujourd’hui âgée de 85 ans, cette grand-mère juive d’origine yéménite est persuadée qu’elle apprendra bientôt ce qu’est devenue sa petite sœur, Saada, mystérieusement disparue au début des années 50, peu après l’arrivée de sa famille en Israël. Et qu’elle aura peut-être la chance de la serrer dans ses bras.

Ce bébé disparu fait partie des milliers d’enfants en bas âge évaporés peu après l’arrivée de leurs parents en « Terre promise ». Officiellement, ils seraient morts de ne pas avoir supporté leur vaccination ou d’avoir contracté une maladie inconnue. Mais l’histoire n’est pas si simple. Peu après la création d’Israël en 1948, des centaines de milliers de juifs originaires des pays arabes et du bassin méditerranéen se sont installés dans l’Etat hébreu. Parce que leur nouveau pays était en guerre, que ses institutions, fraîchement créées, étaient désorganisées et que son économie était au bord de la faillite, ils y ont été mal reçus. Mais aussi parce que ces olim (nouveaux arrivants) étaient des mizrahim (issus des pays orientaux) et que l’establishment constitué d’ashkénazes (originaires d’Europe) les méprisait.

Bébés vendus

Aspergés d’un insecticide (DDT) dès leur arrivée, privés de papiers d’identité, parqués dans des camps de tentes ou dans des ma’abarot, des villages de cabanes rudimentaires : les plus maltraités étaient sans conteste les 48 000 Yéménites emmenés en Israël entre 1949 et 1950 dans le cadre de l’opération « Tapis volant », un pont aérien secret lancé avec le soutien des Etats-Unis et du Royaume-Uni.

Profondément religieux, ces Yéménites croyaient réaliser une prophétie biblique en arrivant en Israël. Et avoir un avant-goût du paradis. Mais beaucoup ont déchanté lorsque leur enfant en bas âge a disparu pour être, quelques jours ou quelques semaines plus tard, déclaré mort sans autre explication.

Combien ? De 1 000 à 5 000 enfants selon les interlocuteurs. « Le modus operandi ne variait pas : un jour, une infirmière ou un médecin annonçait à telle ou telle mère que son enfant venait de mourir par étouffement ou de succomber à l’attaque fulgurante d’un virus inconnu, raconte l’écrivaine Iris Eliya Cohen, dont une proche a disparu au début des années 50. Nos parents étaient des gens humbles et peu éduqués qui ne parlaient pas bien l’hébreu. Submergés par le chagrin, ils ne demandaient pas beaucoup d’explications. Et lorsqu’ils le faisaient, ils se heurtaient au silence méprisant d’une administration alors contrôlée par le Parti travailliste de David Ben Gourion ou à la morgue de médecins d’origine européenne qui les congédiaient comme des malpropres. »

Pourtant, la plupart des familles de disparus n’ont jamais cru aux explications officielles. Du moins, elles ont toujours entretenu l’espoir de retrouver leurs proches. Et près de soixante-cinq ans plus tard, leurs descendants se battent encore.

A les entendre, certains des bébés prétendument « morts » ont en réalité été vendus à des familles occidentales désireuses d’adopter, ou placés dans des kibboutzim (villages collectivistes) à des fins d’occidentalisation. D’autres ont également servi de cobayes dans le cadre d’étranges expériences scientifiques, qui leur ont parfois coûté la vie.

Mensonge d’État

« Lorsqu’ils ont annoncé que mon petit frère Yohanan [9 mois à l’époque, ndlr] n’avait pas supporté un vaccin, mon père était KO debout. Mais lui et ma mère étaient fatalistes. Ils considéraient la disparition de leur fils comme un sale coup du destin, raconte Yossi Gamliel, dont les parents étaient yéménites. Mais moi, je n’ai jamais gobé le discours apaisant de l’establishment. J’ai enquêté durant plusieurs décennies pour découvrir que la dépouille de mon frère avait été enterrée à la sauvette, de manière anonyme, dans la tombe de quelqu’un d’autre à Jérusalem. Par qui ? Je n’en sais rien ? Pourquoi ? Je n’ai toujours pas la réponse. »

A partir des années 60, deux commissions d’enquête ont été créées sous la pression des familles, pour élucider le mystère. Mais en réalité, elles ont surtout passé leur temps à endormir l’opinion. Au point qu’au printemps 1994, excédé par le mépris dont lui et ses proches faisaient l’objet, le rabbin Ouzi Mechoulam, un ancien officier du renseignement militaire d’origine yéménite, et quelques soutiens se sont retranchés dans une maison de Yéhoud (grande banlieue de Tel-Aviv) en menaçant de faire sauter le quartier avec des bonbonnes de gaz si la vérité sur les enfants disparus n’était pas révélée.

Finalement maîtrisés par une unité spéciale de la police après un échange de tirs, le rabbin et ses ouailles ont été condamnés à des peines de prison. Mais ils ont obtenu ce qu’ils voulaient : transformer un dossier que l’on tentait d’étouffer en une affaire d’Etat. Et obliger le gouvernement à créer une nouvelle commission d’enquête, laquelle a finalement rendu des conclusions aussi lénifiantes que les précédentes.

Pourtant, les preuves du mensonge d’Etat existaient. En 1998, une juive américaine portant le nom ashkénaze de Tzila Levinea a débarqué à Tel-Aviv. Sauf que cette habitante de Sacramento avait des cheveux de jais et la peau basanée très mate. Munie d’une déclaration de sa mère adoptive selon laquelle elle avait, au début des années 50, été donnée - ou vendue ? - à une famille du kibboutz Ein Hamifratz, l’Américaine était venue en Israël dans le seul but de retrouver ses parents biologiques.

Rebondissement

Grâce à des annonces passées dans les journaux, une quinzaine de familles d’origine yéménite se sont présentées chez Ramy Tzuberi, son avocat israélien. L’une d’entre elles, la famille Omeissy, qui avait elle aussi déclaré la disparition d’un enfant cinquante ans plus tôt, était la bonne : la mère, Magalit Omeissy, et sa deuxième fille, Yehoudit, ressemblaient comme deux gouttes d’eau à l’Américaine. Un test ADN réalisé à l’université hébraïque de Jérusalem a ensuite confirmé la filiation.

Théoriquement, ce rebondissement aurait dû pousser le gouvernement à autoriser l’ouverture des archives dans la foulée. Il a finalement fallu attendre l’été 2016 pour que le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, pressé par les médias et par les familles, dont certains membres avaient entre-temps été élus à la Knesset (le Parlement israélien), se décide enfin à franchir le pas.

Cette masse de lettres, de photos, de rapports et de témoignages est actuellement examinée par une commission spéciale de la Knesset. Et ce qu’y découvrent les députés est encore plus accablant. Dans une série de lettres datées du début des années 50, plusieurs directeurs de grands hôpitaux du jeune Etat d’Israël se félicitent par exemple de « disposer d’un matériel si abondant à Rosh Haayin », un petit village où étaient alors parqués de nombreux Yéménites. Et de pouvoir l’utiliser pour leurs expérimentations médicales.

« J’ai retrouvé le témoignage d’une infirmière racontant comment des médecins tentaient de savoir pourquoi le cœur des Yéménites est aussi résistant. Et sur des photos de bébés disparus figure également la mention manuscrite "rate", sans que l’on sache à quelle expérience ce mot se réfère », raconte le député Amir Ohana du Likoud.

« Sang nègre »

Les mêmes documents révèlent d’ailleurs que l’enquête sur les maladies cardiaques, ainsi qu’une autre sur la rareté du diabète dans la population yéménite étaient financées par un institut américain. Dans ce cadre, une soixantaine de cœurs ont été prélevés puis jetés aux ordures après usage.

D’autres archives datant de 1949 et de 1950 prouvent que les hommes en blanc ont cherché à savoir si les Yéménites avaient « du sang nègre » et s’ils étaient moins sensibles que d’autres à la malaria. Leurs recherches ont ensuite fait l’objet d’une publication dans la revue scientifique The Lancet, en novembre 1952.

Avant de se retrancher dans sa maison de Yéhoud, le rabbin Mechoulam avait accusé les autorités israéliennes d’avoir eu des « pratiques nazies » au début des années 50, c’est-à-dire cinq ans à peine après la Seconde Guerre mondiale. Sa position avait évidemment fait scandale. Plusieurs infirmières ont confirmé à la commission d’enquête parlementaire de 1995 qu’au moins quatre bébés étaient morts après avoir reçu un mystérieux « traitement expérimental actif ».

« Nous devons crever l’abcès quoi qu’il en coûte », clame Ygal Yossef, descendant d’une famille marquée par la disparition d’un proche. Après enquête, ce dernier a fourni aux députés des copies de certificats de décès en blanc et signés d’avance. Ce qui signifie d’après lui que l’enlèvement des enfants était programmé et la mort de certains d’entre eux envisagée.

Et de poursuivre : « Nos parents ont été abusés par un establishment médical qui considérait leurs enfants comme du matériel humain. En leur nom, en celui de leurs proches qui se battent encore aujourd’hui, je ne réclame pas la vengeance, seulement la justice. »


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 12 août 2017

 

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