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Les médicaments qui peuvent sauver une vie sont un bien public mondial


German Velasquez, médecin et économiste, responsable du département pour l’accès aux médicaments essentiels de l’OMS   (Organisation mondiale de la santé), explique le rôle joué par les brevets et les premières négociations avec l’OMC pour le développement des génériques dans le monde.

Par Florent LATRIVE et Christian LOSSON samedi 25 juin 2005 / Libération

Médecin et économiste, German Velasquez, 56 ans, coordonne le département pour l’accès aux médicaments essentiels de l’OMS   (Organisation mondiale de la santé). Né à Bogota, en Colombie, il a étudié l’économie de la santé à la Sorbonne, conseillé les programmes de santé au Mozambique ou au Mali, et même géré les finances d’une entreprise pharmaceutique en Indonésie et en Suisse. Depuis quinze ans, il se bat à l’OMS   pour que les malades du sida   puissent avoir l’accès le plus large possible aux traitements existants.

en cinq ans, le prix d’une année de traitement antirétroviral (ARV  ) contre le sida   a baissé de 10 000 dollars à 150 dollars. Est-ce le signe d’une amélioration de l’accès aux médicaments ?

Il y a eu effectivement des réductions très importantes dans le prix des ARV  . Mais, depuis un an, les prix repartent à la hausse. Dans plusieurs pays où l’approvisionnement et la consommation des ARV   sont relativement bien organisés par l’Etat, comme dans certains pays d’Amérique latine, beaucoup de patients commencent à avoir des résistances aux médicaments qui ont fait l’objet d’une négociation et d’une réduction de prix. Il faut passer à de nouvelles pilules : les traitements de deuxième ligne. Là, il n’y a pas eu de négociation, et les prix s’avèrent astronomiques. Au Costa Rica, par exemple, la trithérapie s’élevait à 300 dollars en moyenne l’an passé. Aujourd’hui, c’est 3 500 dollars en moyenne ! Pourquoi ? Parce que 25 % de malades ont des résistances et doivent acheter des ARV   à tarifs exorbitants : jusqu’à 8 000 dollars ! Il va falloir recommencer de zéro.

Quel rôle jouent les brevets dans les prix élevés des médicaments ?

La philosophie des industries du médicament est simple. Pour elle, la recherche et le développement (R&D) d’une molécule avant sa mise sur le marché sont tellement coûteux qu’il faut maintenir un monopole donné par les brevets pour une période qui va jusqu’à vingt ans. Mais, outre le fait que les nouveaux médicaments oublient des « maladies négligées » et tirent un trait sur des pandémies comme la malaria ou la tuberculose, les brevets des nouveaux médicaments rendent l’accès aux soins très chers, et privent les plus pauvres de traitements. Par ailleurs, il faut savoir que le marketing et la publicité sont souvent supérieurs au pourcentage des budgets des grandes firmes consacré à la R&D.

Comment ont été obtenues les premières réductions ?

Tout s’est joué quand l’OMC (Organisation mondiale du commerce) a lancé le débat sur la flexibilité des Accords sur la propriété intellectuelle liée au commerce (Adpic) et la possibilité d’appliquer des mécanismes comme les licences obligatoires. Ces licences permettent à un pays de dire : « On va retirer le brevet à ce fabricant et donner l’autorisation à des producteurs de génériques pour que la concurrence puisse jouer et que les prix soient beaucoup plus bas. » C’est un droit jusqu’alors méconnu par les ministères de la Santé, absents des négociations de l’Uruguay Round, qui ont lancé l’OMC, en 1994. Des débats où l’OMS   (Organisation mondiale de la santé) était, de surcroît, tenue à l’écart. Ce n’est que plus tard, en 1997, que nous avons publié des documents pour insister sur l’existence de ces droits et pour recommander de les utiliser.

C’est ce qu’on fait certains pays ?

Le Brésil a ainsi utilisé ces licences obligatoires comme un mécanisme de négociation. Aussitôt, les firmes ont accepté une réduction de prix. En 2002, le Zimbabwe a mis en avant une déclaration de situation sanitaire d’urgence pour pouvoir faire, lui aussi, une licence obligatoire. En 2003, la Malaisie a passé une loi pour permettre l’importation d’ARV   depuis l’Inde, et passé un contrat avec la firme indienne Cipla. En 2004, le Mozambique et la Zambie, puis l’Indonésie ont lancé le même processus. La République dominicaine ou le Cameroun étudient la possibilité de faire de même. Par ailleurs, d’autre pays peuvent importer des médicaments antisida s’ils ne sont pas brevetés dans un pays importateur. C’est le cas au Kenya.

Depuis 2005, l’Inde, premier producteur mondial de copies de médicaments, doit se conformer au système des brevets. Un changement radical ?

L’Inde fournit environ la moitié des génériques antisida dans le monde. Avec l’adoption par New Delhi d’une loi sur les brevets, on peut craindre que la fabrication des médicaments génériques se tarisse progressivement. Il semblerait qu’il y ait environ 5 500 produits susceptibles d’être désormais protégés par un brevet, dont beaucoup sur le sida   ! Ce n’est qu’à l’usage, après plusieurs années, que nous verrons si le gouvernement utilisera la flexibilité possible pour exporter des génériques...

Mais l’Inde et d’autres pays peuvent mettre en avant un accord signé à l’OMC le 30 août 2003 qui leur permet, en cas d’urgence sanitaire, de contourner les brevets et d’exporter ou d’importer des génériques. Pourquoi ne le font-ils pas ?

C’est la question posée par nombre de pays industrialisés, qui disent : « Voyez, ils ne sont pas si pressés... » Raisonnement simpliste. Car la décision du 30 août était complexe et temporaire. Pour que les pays pauvres puissent importer, il faut que des pays puissent exporter. Or, à part le Canada, aucun pays n’a encore modifié sa législation. Pour qu’un pays puisse importer des génériques antisida, il faut deux licences obligatoires, dans le pays importateur et exportateur. Il faut notifier à l’OMC le produit voulu, l’entreprise concernée, les quantités désirées, le tout avec un étiquetage différent. Enfin, des discussions sont en cours pour encore durcir les contraintes déjà très lourdes : un tel mécanisme devrait être appliqué sans but lucratif ni desseins industriels. Je vois mal comment un producteur de médicaments génériques, au Canada ou en France, va produire des traitements pour les pays du Sud sans incitation et intérêts économiques et financiers ! Comme si l’industrie pharmaceutique, de marque ou générique, allait s’engager à produire des médicaments pour seulement des raisons de santé publique ou humanitaire....

La bataille continue donc au sein de l’OMC...

La preuve : les 148 membres de l’OMC ont échoué fin mars à pérenniser dans les délais cet accord d’août 2003. Un simple amendement devait le rendre définitif pour qu’enfin les pays en crise sanitaire puissent importer des génériques, moins chers que les originaux. Les pays développés souhaitent la transcription pure et simple de l’exemption dans l’amendement. Mais les pays en développement, qui jugent le texte de 2003 trop restrictif, souhaitent obtenir une transcription plus souple pour pouvoir faire jouer l’accord.

Y voyez-vous les conséquences des pressions des grandes firmes et des Etats-Unis, hostiles depuis le début à un tel accord ?

Je crois que oui. Il y a un groupe de pays qui essaie de sauver des vies et il y a un petit groupe qui cherche à protéger l’intérêt de l’industrie du Nord. Il y a ceux qui pensent, comme nous, que les stratégies de médicaments essentiels doivent être accompagnées de génériques. Et il y a les logiques du business qui poussent les grands labos à racheter les industries de génériques... D’où la déception légitime d’ONG très impliquées comme MSF   (Médecins sans frontières), de réseaux de malades ou d’agences comme l’OMS  , qui avaient tant espéré de la part de l’OMC une petite contribution, un petit geste. Elle est de plus en plus modeste.

Les Etats-Unis multiplient les accords bilatéraux où ils tentent de limiter les recours possibles aux génériques...

Cette dérive a commencé avec l’échec de la conférence de l’OMC à Cancun, en septembre 2003. Les discussions multilatérales sont complètement bloquées. Une dizaine de pays ont donc signé de tels accords commerciaux très restrictifs. C’est inquiétant. Les ministres de la Santé du Pérou, de la Colombie et de l’Equateur négocient en ce moment même avec les Etats-Unis. Je suis chargé de conseiller ces pays dans leurs négociations. On en est à cinq réunions depuis huit mois. Et les pressions sont très fortes pour durcir les conditions d’approvisionnement de médicaments génériques. L’OMS   a d’ailleurs recommandé à des pays déjà signataires de tels accords, comme le Maroc, le Chili ou l’Australie, de ne pas accepter de telles restrictions. Si on n’arrive pas à reprendre des discussions à l’OMC, c’est très préoccupant pour la santé. D’où ce paradoxe : l’OMS  , qui avait été critiquée pour avoir exprimé des préoccupations sur l’OMC, voire la critiquer, se retrouve aujourd’hui en défenseur de l’OMC... Car c’est la seule voie pour les pays du Sud pour avoir un pouvoir de négociation, ce qui n’est certainement pas le cas avec des accords bilatéraux.

La Chine semble toujours hésiter à produire massivement des génériques...

Elle peut à elle seule modifier complètement la situation. C’est en discussion à très haut niveau : où l’on parle santé publique, mais aussi opportunités industrielles. Malheureusement, en Chine il n’y a pas plus de 7 000 malades traités gratuitement. Il y a une stigmatisation très forte liée non pas à la sexualité mais à la pauvreté. Les malades sont pour l’instant ceux qui ont vendu leur propre sang... La Chine peut combiner des raisons commerciales avec des raisons de santé publique. Et s’inspirer plutôt du modèle brésilien, qui traite 150 000 patients aujourd’hui avec des ARV   gratuits. Le gouvernement de Lula vient d’ailleurs d’acheter à Rio de Janeiro une grande usine de GlaxoSmithKline où il va assurer la production des autres ARV   toujours sans but lucratif. Il n’a pas encore annoncé que le Brésil va exporter des traitements...

A l’inverse de l’initiative de pays riches comme la France, le Canada ou la Norvège...

Le Canada est le premier pays à avoir annoncé une telle initiative, mais sa loi est critiquable, car elle établit une liste limitative des produits destinés à être exportés. La Norvège a annoncé il y a six mois qu’elle avait modifié sa législation. Un geste très symbolique et politique, car le pays ne produit pas d’ARV  . Comme la France, d’ailleurs. Des discussions sont en revanche en cours en ce moment au sein de l’Union européenne. Là, l’impact pourrait être beaucoup plus conséquent, car il inclurait deux grands pays pharmaceutiques, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. La Suisse se penche elle aussi sur une modification de sa législation.

La complexité du sujet ne risque-t-elle pas d’entraîner une lassitude de l’opinion publique ?

Non, la mobilisation va continuer, à condition de l’élargir à la question du droit, national et international, d’accès aux médicaments. A la recherche d’un mécanisme juridique pour qu’une association de malades puisse faire reconnaître ce droit. En Argentine, des malades du sida   ont ainsi attaqué l’Etat pour manquement aux conventions internationales, sur les droits économiques, sociaux et culturels signés par 145 pays. Ils ont gagné. En Colombie ou au Venezuela, la Constitution inclut l’accès à la santé, y compris aux médicaments, comme un droit du citoyen...

C’est ce que tente de faire MSF   : lancer des programmes pilotes viables et montrer aux gouvernements qu’il est possible de mettre leur population sous traitement...

Le grand succès de MSF  , c’est de montrer que le malade va suivre le traitement parce que sa survie est en jeu. Les programmes de MSF   dans le monde (25 000 patients sous traitement) ont montré que la principale barrière, c’est le prix, et pas l’infrastructure, pas le suivi, contrairement à ce que répète l’industrie pharmaceutique. L’élément déterminant de l’accès aux soins, c’est bien le prix des ARV  . Dire l’inverse, c’est comme assurer qu’un paysan en Afrique n’a pas de Mercedes Benz parce qu’il n’a pas son permis, car les routes ne sont pas bonnes, etc.

Pourrait-on voir un jour des gouvernements, voire des firmes pharmaceutiques, traînés devant la Cour pénale internationale pour « crime contre l’humanité » par abstention, ou « non-assistance à peuple en danger » ?

Ce n’est pas impossible. Le droit à la santé des citoyens, le droit à la vie leur est nié. Les médicaments essentiels qui peuvent sauver une vie sont un bien public mondial. Reconnaître cela, c’est poser la seule question qui vaille : un bien public est-il brevetable ?


Publié sur OSI Bouaké le samedi 25 juin 2005

 

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