Gabriel Girard - 7 avril 2014 -
À l’occasion des 30 ans de AIDES, son fondateur, Daniel Defert, publie au Seuil un recueil passionnant avec l’historien Philippe Artières, le journaliste Éric Favereau et l’éditrice Joséphine Gross. Dans le climat de morosité qui règne actuellement sur le monde associatif en France, Une vie politique a le grand mérite de mettre en perspective quelques uns des enjeux de la lutte contre le VIH /sida . Il ne s’agira pas d’en faire ici un compte-rendu critique et complet (ça viendra !), mais de donner au moins trois bonnes raisons de s’y plonger !
Une vie politique
L’ouvrage comporte deux grandes parties : la première est constitué d’un long entretien de plus de 200 pages avec le sociologue. Dans une seconde partie, plusieurs textes clés de Daniel Defert sont reproduits : on y trouve entre autres la lettre envoyée à quelques amis pour fonder ce qui deviendra AIDES, en septembre 1984 ; le discours au congrès de Montréal, en 1989, sur le malade « réformateur social » ; mais aussi sa réflexion sur « l’homosexualisation du sida », publiée en 1990 dans les colonnes de Gai Pied. La reproduction de ces textes, souvent difficiles à retrouver, est en soi une excellente nouvelle !
Dans l’entretien, Daniel Defert revient longuement sur son parcours militant, mais aussi la découverte de son homosexualité dans la France des années 1950. Il raconte bien entendu en détail la création et le développement de AIDES, et notamment les débats autour de la professionnalisation de l’association, à la fin des années 1980. Éclairé par des anecdotes personnelles et des appréciations politiques plus générales, le propos donne à voir et à comprendre un cheminement intellectuel singulier.
Le livre comporte évidemment aussi des manques, et des analyses parfois trop unilatérales. Mais ces frustrations passagères n’enlèvent rien à l’intérêt et à la richesse de cet ouvrage tant attendu sur le parcours du fondateur de AIDES. Je vous propose ici une plongée très subjective dans le livre, à travers trois extraits d’entretiens, fragments d’une réflexion politique.
Engagement
L’engagement constitue le fil conducteur de l’ouvrage. De la lutte contre la guerre d’Algérie au Groupe Information Prison, en passant par le compagnonnage maoïste des années 1970, l’auteur trace les continuités et les ruptures de cette trajectoire militante. Mais il propose aussi une lecture réflexive de son implication dans la lutte contre le sida . Dans l’entretien, D. Defert revient notamment sur la notion de « volontaire », terme adopté par AIDES pour désigner ses militant-e-s. L’occasion pour lui d’expliciter l’intérêt — et les limites — de cette auto-dénomination :
« Il s’agissait de s’éloigner de la notion trop politique de « militant » et celle trop chrétienne et hospitalière de « bénévole ». Les anglo-saxons utilisaient le terme buddies, c’est-à-dire copains, qui était formidable car il englobait les deux membres de la relation d’accompagnement : le volontaire et le malade. Nous n’avons jamais trouvé le bon terme en français pour désigner la personne accompagnée. On n’a jamais su trouver un terme unique pour la relation ». (p.115)
Émancipation
Comment envisager la prise de parole sur le VIH /sida ? Pour passer du savoir expérientiel à l’expertise militante, la lutte contre le sida a su élaborer des formes de réappropriation de soi, à distance du strict témoignage ou de la victimisation. Daniel Defert revient ainsi en détail sur l’un des fondamentaux de l’action de AIDES : les groupes de paroles et d’auto-support. S’il omet cependant d’en retracer les filiations historiques (avec le mouvement féministe en particulier), Defert éclaire bien, je crois, les implications politiques de cet outil militant :
« Si j’insiste sur l’histoire des groupes de parole, c’est que l’intimité particulière qui s’y échange ne relève selon moi pas de l’ordre de l’aveu mais de l’accès à soi et à l’autre, dans le même mouvement (…) À travers ces groupes s’est véritablement construit un nouveau discours où le plus intime devenait collectif, et en même temps politique ». (p.165-6)
Morale
À quoi sert encore la lutte contre le VIH /sida ? Plutôt que de s’étendre longuement sur les enjeux actuels de l’épidémie, D. Defert souligne à sa manière les continuités politiques de ce qui fonde ce mouvement « socio-éthique » si particulier. J’ai bien aimé la manière dont D. Defert décrit l’urgente nécessité du travail associatif, face aux désengagements de l’État en matière de santé :
« Je crois que le travail associatif n’est pas seulement d’expérimenter, d’inventer des réponses ni de combler des lacunes dans les interventions des États. Sa fonction historique est de questionner les valeurs morales d’une société ». (p.205)
On ne saurait évidemment résumer l’ouvrage à travers ces trois extraits. Tout au plus, j’espère que ces fragments choisis vous donneront envie de le lire !
PS : Et Michel Foucault dans le livre ? Et bien disons que le compagnon de Daniel Defert est très présent sans être vraiment visible… Un peu comme sur la (très belle) photo de couverture : une présence au premier plan, mais volontairement imprécise.
En 1984, le sida entre tragiquement dans la vie de Daniel Defert avec la mort de Michel Foucault. En hommage à celui qui fut son compagnon de vie pendant près de vingt-cinq ans, le sociologue crée Aides, la première association française de lutte contre le sida , dont l’action sera déterminante dans la gestion de l’épidémie. En plaçant le malade au centre, Aides redéfinit la façon de penser la santé publique et convoque la sexualité, l’affect et l’intime au cœur de la lutte. Une nouvelle forme de militantisme voit le jour, dont Daniel Defert est l’un des artisans.
Mais cette histoire s’inscrit dans la continuité d’une vie d’engagement : le combat en faveur de la décolonisation, Mai 68 et l’aventure de la Gauche prolétarienne, la création avec Foucault du Groupe d’information sur les prisons (GIP)… À chaque fois, Daniel Defert s’attache à partir des besoins et de la parole des premiers concernés, qu’ils soient ouvriers, détenus, homosexuels, usagers de drogues ou porteurs du VIH .
Sous la forme d’un entretien accordé par l’auteur à Philippe Artières et Éric Favereau et d’une sélection de textes d’intervention, ce livre restitue le parcours d’un intellectuel qui a pris part aux grandes mutations sociales et politiques de la seconde moitié du XXe siècle et qui a su mettre ses expériences antérieures au service de la lutte contre le sida .
Daniel Defert : Né en 1937, Daniel Defert est agrégé de philosophie et sociologue. Il a fondé et longtemps présidé la première association de lutte contre le sida , Aides, créée après la mort de Michel Foucault dont il a partagé la vie et les luttes. Auteur de nombreux articles, il a coédité les Dits et écrits de Michel Foucault (1994) et édité ses Leçons sur La Volonté de savoir (2011).