L’envolée des cours des matières premières modifie la donne économique en Afrique. En effet, le continent, qui regorge de ces ressources, pourrait en tirer de substantiels bénéfices. Plusieurs pays ont ainsi décidé de renégocier les contrats — souvent très désavantageux — qui les lient aux sociétés extractives.
Géant minier, la République démocratique du Congo en conteste soixante et un, faisant jouer la concurrence entre l’Europe et la Chine. Dans sa province du Katanga, l’essor économique est spectaculaire.
Capitale du Katanga, Lubumbashi est une ville qui ne dort jamais.
A toute heure du jour ou de la nuit, de lourds semi-remorques soigneusement bâchés emportent vers la frontière zambienne des cargaisons de minerai — cuivre ou cobalt. Elles seront ensuite embarquées à Dar es-Salaam (Tanzanie) en direction de l’Asie.
Chaque mois s’ouvrent de nouvelles échoppes, des fast food aux noms américains, des boutiques où les Congolais s’émerveillent devant les articles de consommation chinois, enfin à leur portée.
Venus du monde entier, prospecteurs et investisseurs découvrent l’énorme potentiel de la province, tandis que les autorités locales vantent les dispositions très libérales du code minier. Les réserves identifiées sont estimées à 70 millions de tonnes de cuivre, 5 millions de tonnes de cobalt et 6 millions de tonnes de zinc. En ce qui concerne le cuivre, la République démocratique du Congo (RDC) se classe immédiatement après le Chili, dont le sous-sol renfermerait 88 millions de tonnes.
Mais le minerai congolais surclasse son concurrent : il contient en moyenne 3,5 % de cuivre pur, contre 0,5 % pour son homologue sud-américain.
Dans les autres provinces du pays, la population n’a pas encore profité de la paix et de la démocratie, deux ans après les élections générales de 2006 qui ont vu le président Joseph Kabila obtenir 58 % des voix.
Au Katanga, en revanche, le boom économique est spectaculaire (1). Depuis le début d’avril, le premier des grands chantiers de la reconstruction du Congo a débuté à Kasumbalesa, un poste-frontière situé à cent kilomètres de Lubumbashi, sur la frontière zambienne : une entreprise chinoise, la China Railway Engineering Corporation (CREC), déploie des dizaines de bulldozers et de tractopelles pour effectuer le terrassement d’une autoroute à quatre voies.
D’ici trente-six mois, elle devrait relier la capitale du cuivre à la Zambie et permettre d’évacuer plus rapidement cette matière première tant convoitée, dont le prix est passé de 500 dollars la tonne voici dix ans à près de 8 000 dollars.
Lors de l’inauguration du chantier, la CREC a promis de former mille cinq cents ouvriers locaux.
Cet essor est-il durable ? Dans le quartier populaire de la Kenia,
le choléra fait des ravages en raison de la contamination de l’eau.
Les échoppes n’offrent pas seulement des articles bon marché venus de Chine, mais proposent aussi, entre les portables et les DVD, des alcools frelatés vendus moins cher qu’une bière.
L’air est pollué, chargé de poussières irritantes. En effet, depuis que les autorités ont interdit l’exportation de matières premières vers les usines de raffinage situées en Zambie, de petites unités de transformation du minerai se dissimulent derrière de hauts murs de brique, et les fours artisanaux se multiplient dans les arrière-cours.
Les propriétaires, chinois, indiens ou originaires du Golfe, ont souvent graissé la patte des autorités pour éviter les procédures trop tatillonnes lors de leur installation. Au grand dam des écologistes locaux, qui dénoncent la pollution des nappes phréatiques.
Au-delà de l’apparente euphorie, plusieurs défis se profilent.
Ecologique, donc, mais aussi économique : le gouvernement central tarde à rétrocéder à la riche province 40 % des recettes générées par l’économie locale et les droits de douane. Le gouverneur, qui a déjà acheté camions, ambulances, tracteurs, et prévu de nombreux chantiers, estime que les autorités de Kinshasa freinent le dynamisme économique du Katanga. Redoutant le spectre de la sécession, ces dernières voudraient éviter que la province du cuivre prenne plusieurs longueurs d’avance sur le reste du pays (2). La troisième hypothèque est d’ordre social : le temps de l’exploitation artisanale des gisements s’achève au bénéfice des grandes multinationales mais au détriment des mineurs artisanaux, impitoyablement chassés des lieux.
A la sortie de Lubumbashi, dans la commune de Ruashi, la mine de l’Etoile se présentait il y a quelques mois encore comme une carrière à ciel ouvert : les hommes creusaient les galeries, sans aucun système d’étayage ou de protection. Des enfants se faufilaient dans de véritables taupinières, en extrayaient des pierres striées de vert pour le cuivre ou de jaune pour le cobalt, puis les entassaient aussitôt dans des sacs de jute.
Eboulements et accidents mortels étaient tellement nombreux que, pour couvrir leurs frais d’hospitalisation ou de funérailles, ces travailleurs cotisaient auprès d’une mutuelle privée. Une société sud-africaine, Ruashi Mining, a mis bon ordre à tout cela : clôtures et gardes privés protègent le site ; des bulldozers rasent les monticules troués comme des gruyères ; des pelleteuses mordent la terre rouge et creusent, jour et nuit, d’immenses cratères.
Les habitants de Ruashi, qui tiraient leur subsistance de l’exploitation artisanale, ont reçu 200 dollars par famille accompagnés du conseil de déguerpir. Quatre cents enfants ont été renvoyés à l’école. Assis dans le fond de la classe, André, 8 ans, admet qu’il préfère étudier.
Les poumons encrassés par la poussière, il tousse encore et se souvient de son frère, emporté par un éboulement. Mais il se rappelle aussi, avec fierté, que chaque jour tous deux rapportaient 60 dollars à la famille... Dans une autre classe, sa mère suit des cours de couture, une « activité génératrice de revenu » conseillée par l’association belge Group One, dans l’espoir de gagner quelques dollars. Le père, lui, est parti travailler sur le site de Luisha, encore ouvert aux mineurs de l’informel. Plus pour longtemps.
Luisha : un immense village de tentes se dresse autour d’une mine à laquelle les étrangers n’ont pas accès. Ici aussi, on vend des articles chinois, des vêtements à la mode et des bouteilles d’alcool ; un cinéma sous toile projette des films de kung-fu. Tout au bout de la piste, au bord de la route qui mène à Lubumbashi, une entreprise asiatique affiche en anglais, en français et... en chinois qu’elle propose un prix plus élevé qu’ailleurs pour les sacs de « matière ».
M. Zacharie Mudimba est licencié en droit ; son ami, comptable de formation. Dans un français châtié, les deux jeunes gens déplorent l’absence de travail pour des diplômés et soulignent que, de toute manière, ils gagnent plus en creusant. A leur côté, des hommes plus âgés approuvent : eux ont été ouvriers à la Gécamines, la gigantesque entreprise d’Etat qui succéda à l’Union minière de l’époque coloniale. Mal gérée, ponctionnée à l’infini par les autorités, la Gécamines avait vu sa production passer de 450 000 à moins de 20 000 tonnes de cuivre par an.
Alors que le président Joseph Mobutu avait toujours refusé la privatisation, à la fois par nationalisme et parce qu’il voulait garder intacte sa tirelire, il en autorisa la « vente par appartements » à la fin de son régime, en 1997 ; asphyxiée par une dette dépassant le milliard de dollars, l’entreprise dut composer avec des partenaires privés. La Banque mondiale supervisait l’opération. Elle finança, en 2003, un plan de « départs volontaires » qui permit le licenciement de 16 000 travailleurs.
Ces derniers, après avoir rapidement dépensé leur modeste prime de départ, se transformèrent en mineurs artisanaux, rejoints par toute leur famille.
Les investisseurs qui se bousculent aujourd’hui au Katanga détestent ces « amateurs ». « Ils écrèment la surface des gisements, rendent plus coûteuse et plus difficile l’exploitation en profondeur », peste l’industriel belge Georges Forrest.
Le gouverneur Moïse Katumbi, lui, s’inquiète : « Les 140 000 mineurs qui vont perdre leur source de revenu créeront un problème social dangereux car l’industrie, très mécanisée, ne pourra absorber qu’une infime partie d’entre eux. »
Les violences ont déjà commencé. Dans les nouvelles concessions, des incidents éclatent à tout moment : le long des voies ferrées, des hommes errent, creusant les gravats dans l’espoir d’y découvrir quelques pierres ; ils sont chassés sans ménagement et se défendent ; des camions sont renversés et incendiés.
A Kilwa, des hommes ont été assassinés par des vigiles travaillant pour la société australienne Anvil Mining. Ce crime a donné lieu à un procès spectaculaire...
Lors des « journées minières » organisées, en mars 2008 à Kinshasa, afin de faire le point sur les industries extractives, le ministre des mines, M. Martin Kabwelulu, a révélé que 33,8 % du territoire congolais avait ainsi été cédé à des sociétés minières. Autrefois, les étrangers n’avaient pas le droit d’investir dans les sites d’extraction, et la loi Bakajika interdisait de vendre le sol du Congo.
Ces dispositions protectionnistes ont volé en éclats après la chute de Mobutu en 1997. Deux guerres (1996-1997 et 1998-2002) ont achevé de ruiner l’Etat, de disloquer et de piller le pays : les Etats voisins, le Rwanda et l’Ouganda, ont fait main basse sur les richesses des régions occupées, tandis que le Zimbabwe, venu au secours des autorités de Kinshasa, a tenté de s’implanter dans le secteur.
Lorsque M. Joseph Kabila a accédé au pouvoir, en janvier 2001, il a misé sur l’ouverture à l’Occident, et s’est soumis aux préceptes de libéralisation des institutions financières internationales. Il rompait ainsi avec la politique de son père assassiné.
Ce dernier avait porté atteinte aux intérêts des sociétés qui avaient financé la guerre et négocié d’avantageux contrats.
Le bradage du patrimoine minier national s’effectue depuis 2003 grâce aux dispositions très libérales du code minier, pratiquement dicté par la Banque mondiale. Cette dernière ne pouvait ignorer que des autorités non légitimées par les urnes, installées à la tête d’un Etat faible et désorganisé, succomberaient facilement aux sirènes de la corruption et se montreraient disposées à conclure des contrats désavantageux pour le pays.
M. Eric Monga, un spécialiste de l’économie minière à la Fédération des entreprises du Congo (FEC), rappelle cependant les circonstances très particulières dans lesquelles ce code fut adopté : « Le pays sortait d’une guerre meurtrière, l’accord dit “de transition” ramenait à Kinshasa et intégrait au pouvoir les chefs de la rébellion... (...) Le code minier a voulu séduire en offrant aux investisseurs une clause de stabilité de dix ans assortie de nombreuses exemptions fiscales.
Par la suite, le cours des matières premières a grimpé, et ceux qui avaient osé parier sur le Congo et prendre des risques ont gagné. Mais peut-on le leur reprocher ? » Pour cet expert, il faut moins réformer la législation que veiller à son application rigoureuse.
C’est précisément ce qu’ont fait les Congolais, sous l’impulsion du premier ministre Antoine Gizenga, un ancien compagnon de Patrice Lumumba : durant huit mois, et dans une grande discrétion,
une commission intergouvernementale appuyée par des experts du centre Carter a « revisité » les contrats signés durant la transition et examiné leur traduction sur le terrain. Les conclusions sont accablantes : aucun des 61 contrats analysés ne satisfait aux critères de viabilité et de sérieux qui permettraient de les faire figurer en catégorie A (3), 39 d’entre eux (la catégorie B) doivent être sérieusement renégociés, et 22, définis comme appartenant à la catégorie C, méritent d’être purement et simplement annulés !
Les conditions accordées aux sociétés privées associées à la Gécamines ont stupéfié les commissaires : non seulement les apports des partenaires extérieurs avaient été systématiquement surévalués tandis que l’apport congolais (c’est-à-dire la valeur des gisements ou des installations existantes appartenant à la Gécamines) était sous-estimé, mais des avantages fiscaux ou parafiscaux (comme des exonérations d’impôts pour une période de trente ans) privent l’Etat de recettes indispensables. En outre, des droits miniers avaient été acquis à des fins purement spéculatives (les partenaires vendant les actions en Bourse avant même d’avoir commencé à travailler sur le terrain), cependant que les clauses sociales ou environnementales étaient ignorées, les compétences locales sous-estimées, les travailleurs locaux sous-payés, les superficies des concessions élargies sans autorisation. Enfin, les entreprises ont entamé l’exploitation des gisements alors qu’elles ne disposaient que de permis de recherche...
Les autorités congolaises ont ainsi établi que le secteur minier n’avait contribué que pour 27 millions de dollars au budget de l’Etat, alors que, pour la Banque mondiale, les recettes auraient dû avoisiner les 200 millions de dollars. Dans la Zambie voisine, les revenus du secteur minier s’élèvent à 2 milliards de dollars...
Economiste formé aux Etats-Unis, le ministre de l’économie André-Philippe Futa relève qu’« en 2002, dans un contexte de croissance négative, le secteur minier assurait encore 30,33 % du produit intérieur brut, alors qu’en 2007 cette contribution est retombée à 6 % ».
Le manque à gagner s’explique notamment par les exonérations d’impôts accordées aux entreprises, mais aussi par la fraude et la corruption : de nombreuses contributions ont pris la forme de dessous-de-table, quand elles n’ont pas été détournées avant d’atteindre le budget de l’Etat... Les autorités congolaises devront à la fois renégocier certains accords léonins ou mal appliqués et faire comparaître les sociétés incriminées devant une commission de conciliation.
A ce jour, 16 d’entre elles ont été invitées à préparer leurs dossiers et des géants comme, entre autres, Anvil Mining, BHP Billiton,
Freeport-McMoran, Phelps Dodge fourbissent leur arsenal juridique.
Matières premières contre infrastructures
Parallèlement à cette prédation en col blanc avalisée par les institutions internationales, les nouvelles autorités issues des élections (juillet 2006) sont confrontées à la lenteur des déboursements de l’aide promise : seul 28 % du montant total des engagements internationaux a été versé. En revanche, le remboursement des intérêts de la dette accumulée du temps de Mobutu (800 millions de dollars d’intérêts annuels, pour une dette totale de 12 milliards de dollars) absorbe un tiers du budget de l’Etat. Et le Fonds monétaire international (FMI) pose sans cesse de nouvelles conditions à d’éventuelles remises de dette...
L’exaspération devant la faiblesse des moyens budgétaires qui empêche toute mesure sociale dans un pays où la santé, l’éducation, les infrastructures se sont également effondrées, la déception face aux promesses d’aide non tenues, les ambiguïtés internationales qui freinent le rétablissement de l’autorité de l’Etat dans les provinces de l’Est toujours minées par des groupes armés expliquent pourquoi les autorités congolaises ont conclu, en septembre 2007, ce qui est déjà appelé le « contrat du siècle ». En échange de 10 millions de tonnes de cuivre et de 200 000 tonnes de cobalt, la Chine s’est engagée à entamer, dans les plus brefs délais, un ambitieux programme de reconstruction des infrastructures : 3 500 kilo-mètres de routes et autant de voies de chemin de fer, 31 hôpitaux de 150 lits et 145 centres de santé, des universités, des écoles, de la voirie...
L’accord de partenariat porte sur 9 milliards de dollars (une somme qui pourrait rapidement passer à 14 milliards), dont 6 seront consacrés à des travaux d’infrastructure et 3 à la relance du secteur minier. En 2008, 700 millions de dollars doivent être engagés. Matières premières contre infrastructures : le contrat entre la Gécamines et un groupement d’entreprises chinoises (4) est un accord de troc qui réduit les risques de « coulage » et d’« enveloppes financières ».
Selon l’avocat canadien Paul Fortin, président de la Gécamines, ce marché conclu à Pékin après deux mois de négociations serrées est « irréversible ». En cas de litige, la cour d’arbitrage de Paris sera appelée à trancher.
Conformément à sa doctrine de non-ingérence, la Chine n’a assorti ce contrat d’aucune clause de conditionnalité politique ou de « bonne gouvernance ». Pareille situation fait grincer des dents aux gouvernements occidentaux dont certains, relayés par les organisations de défense des droits humains, exigent de prendre connaissance des clauses de ces contrats privés.
Contrairement aux Occidentaux, incapables de débloquer les crédits nécessaires à la reconstruction de ce pays grand comme quatre fois la France, les Chinois n’ont pas tardé à se mettre à l’ouvrage : plusieurs chantiers ont démarré au Katanga, mais aussi au Kivu et à Kinshasa, où 250 kilomètres de voirie et un millier de logements sociaux doivent être construits. Si la population congolaise demeure partagée entre l’espoir et la crainte d’une nouvelle colonisation (les Chinois amènent avec eux main-d’œuvre et ingénieurs...), si les Occidentaux et en particulier les Belges ne cachent pas leur déplaisir (qui pourrait entraîner des risques de déstabilisation du régime...), les autorités congolaises se montrent résolues à poursuivre leur coopération avec la Chine.
Par Colette Braeckman Journaliste, Le Soir (Bruxelles).
(1) Lire « Le Congo transformé en libre-service minier », Le Monde diplomatique, juillet 2006.
(2) Le Katanga (ou Shaba) a fait sécession entre 1960 et 1963, déstabilisant le Congo. Lire Elikia M’Bokolo, « Ethnicité, régionalisme et nationalisme », Le Monde diplomatique, juillet 1978.
(3) La catégorie A définit les contrats considérés comme corrects, acceptables pour les deux parties : il n’y en a pas... La catégorie B définit les contrats nécessitant une renégociation dans l’intérêt de l’une des parties (congolaise). La catégorie C concerne les contrats dont l’annulation pure et simple est recommandée.
(4) Exim Bank China a conclu l’accord d’ensemble, avec deux autres entreprises chinoises, Sinohydro et CREC.