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Enfants maltraités : le risque d’un raz-de-marée à la sortie du confinement

Après le 11 mai, des violences cachées à l’intérieur des familles pendant des semaines vont émerger, d’une ampleur sans doute inédite. Tous les indicateurs sont au rouge. Et le système de protection des mineurs n’aura pas été à la hauteur.


Médiapart - 8 mai 2020 - Par Sophie Boutboul -

Pendant trois jours, fin avril, Nathalie* a essayé d’appeler le 119 pour signaler que la petite amie de son fils était violentée par son frère. Démunie, elle a même tenté de contacter Adrien Taquet, le secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, sur Facebook : « Monsieur, cela fait 3 jours que j’essaie de signaler une adolescente en danger au 119 [le service national d’accueil téléphonique – ndlr]. C’est scandaleux de ne pas réussir à les joindre. Service débordé. Que faire ? » « Au bout de onze fois », Nathalie a pu rapporter enfin « les coups de poing et de pied » découverts.

À l’écoutante, elle a précisé que l’adolescente de 17 ans avait déjà appelé, en personne, plusieurs jours auparavant. « Mais ils lui ont juste dit de faire le 15 [le Samu – ndlr] à la prochaine crise, regrette Nathalie. Il n’y a pas eu d’information préoccupante [« IP » dans le jargon, soit un courrier adressé aux départements chargés de protéger les mineurs en danger, plus précisément à leurs cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP) qui évaluent les alertes des médecins, enseignant.e.s, etc. – ndlr]. L’écoutante s’est excusée, m’a dit que ce n’était pas normal. » Une « IP » a finalement été émise.

Le directeur du 119 explique à Mediapart qu’il est obligé de « prioriser les appels provenant de mineurs ». « Pour les adultes, il faut persévérer », admet Pascal Vigneron. Sur les cinq premières semaines de confinement, le 119 a en effet observé une augmentation de 35 % des appels par rapport à la même période l’an dernier. La semaine du 13 avril, 14 531 appels ont même été enregistrés, et jusqu’à 2 000 en une journée.

« Il y a plus de violences directes, de coups, mais aussi d’insultes et de violences psychologiques », poursuit Pascal Vigneron. Quant à la dangerosité des situations, elle est bien en hausse, puisque les sollicitations du 119 aux forces de l’ordre ont doublé, avec des interventions au quotidien. « On appelle le 17 avec une autre ligne et on attend qu’ils soient sur place auprès du mineur », détaille le directeur. D’après l’exécutif, les interventions à domicile des services de police et de gendarmerie pour des violences intrafamiliales ont bondi de 48 % pour la période du 16 mars au 12 avril.

Depuis le confinement, les morts d’au moins deux enfants ont d’ailleurs été recensées : Daoudja, 6 ans, à la suite de coups portés par son père (déjà condamné pour des violences sur l’une de ses filles, dans une famille suivie par les services sociaux) ; et un enfant de 4 ans, d’un traumatisme crânien provoqué aussi par des coups de son père. Le corps d’une nouveau-née de quelques jours a par ailleurs été retrouvé dans un sachet accroché à un arbre – une autopsie devait être pratiquée pour déterminer les causes de sa mort.

En France, il est estimé qu’un enfant meurt, en moyenne, tous les cinq jours à la suite des mauvais traitements de ses parents. Mais « avec le stress lié au confinement et à la crise sanitaire, il y a une augmentation des violences, déjà documentée dans les situations de guerre notamment », explique Karen Sadlier, docteure en psychologie et spécialiste des violences intrafamiliales.

Ce diagnostic ayant émergé rapidement, des moyens suffisants ont-ils été déployés pour faire face à l’urgence, à chaque étape de la prise en charge ? Concernant le 119, le cabinet d’Adrien Taquet met en avant la campagne de sensibilisation menée en télé, radio, sur Twitter et TikTok (partage de vidéos), ainsi que des « renforts » pour le 119 et le « recours aux heures supplémentaires ». (Voir l’ensemble de ses réponses sous l’onglet Prolonger)

Mais la juriste Michèle Créoff, membre du Conseil national de protection de l’enfance, s’alarme : « C’est incroyable que l’on fasse un appel aux citoyens pour le 119 alors qu’on n’a pas de garantie que des professionnels soient ensuite missionnés pour des visites à domicile. » La juriste fait référence aux professionnels de l’Aide sociale à l’enfance (ASE  ) dans les départements, en charge non seulement des CRIP, mais des foyers et familles d’accueil où des enfants sont placés par la justice, de l’accompagnement des familles, etc. « Dans les départements les mieux organisés, il y a des équipes d’astreinte pour se rendre à domicile en urgence en cas de violences repérées, mais ce n’est pas uniformisé », regrette Michèle Créoff.

Travailleur social et ancien enfant placé, Lyes Louffok se dit préoccupé : « Certaines CRIP ont fonctionné au ralenti. » Pour preuve, un courriel de réponse automatique qu’il a reçu de celle de Paris le 24 avril : « La CRIP fonctionne en effectif restreint [...] Il est donc demandé de ne plus transmettre de mail, d’IP, de rapports d’évaluation, de points d’étape non urgents. » Un courriel automatique modifié depuis. D’une façon générale, « quand on dit “appelez le 119, ça peut sauver des vies”, ce n’est pas vrai, ça sauve des vies si les services ont les moyens de fonctionner ! »

Le cabinet d’Adrien Taquet indique que « des plans de continuité ont été enclenchés », en pointant « des aménagements » dans certains départements. « Les évaluations se sont adaptées : les rencontres physiques avec les familles se maintiennent mais peuvent se faire par un professionnel seul pour limiter le risque d’infection. » Quand les familles acceptent d’ouvrir leur porte.

Et du côté des tribunaux, qui tournent à 20 % environ de leurs activités habituelles ? Le 22 avril, le ministère de la justice a communiqué le chiffre de 92 enfants « placés en urgence » depuis la mi-mars – mais la place Vendôme n’a pas souhaité préciser à Mediapart si ce nombre désigne l’ensemble des placements provisoires ordonnés par les procureurs ou une partie seulement, s’il comprend ceux décidés par les juges des enfants... Ces chiffres paraissent en tout cas minimes, sinon aberrants, au regard des statistiques usuelles (plus de 15 000 enfants placés chaque année par les juges). « Le nombre total est de fait beaucoup plus élevé », assure le cabinet d’Adrien Taquet à Mediapart. Il se pourrait toutefois que le nombre de signalements à la justice (qui proviennent aussi de l’Éducation nationale, des CAF, etc.) se soit effondré pendant le confinement.

Parmi les enfants placés en urgence par des magistrats, onze l’ont été en Indre-et-Loire en tout cas, dans une structure temporaire ouverte par Action Enfance. « C’est une question de vie ou de mort pour certains, indique le directeur de cette fondation, François Vacherat. Nous avons reçu des enfants pour lesquels le confinement a exacerbé des violences déjà connues et d’autres non connues des services. »

Juge des enfants au tribunal de Nanterre, Anaïs Vrain déplore le manque de préparation de l’institution judiciaire : « Le dispositif mis en place pour gérer les urgences n’est pas du tout suffisant. Ceux qui en pâtissent, ce sont les enfants qui ne peuvent pas être protégés. On vit avec ça, on dort avec ça. »

La magistrate voudrait continuer d’impliquer les familles, de les entendre, mais le nombre d’audiences a été restreint à Nanterre (sauf à la suite des placements ordonnés en urgence par les parquets dans les cas les plus graves). « Pour les autres situations, c’est au cas par cas et la hiérarchie nous demande des comptes si on décide d’une audience, déplore Anaïs Vrain. Notre gros problème, c’est toutes ces situations qui ne sont pas de l’urgence du jour mais qui ne peuvent pas attendre non plus la fin du confinement, comme des violences dans le couple avec potentiellement des violences sur les enfants. En temps normal, on convoque les familles, on se voit en audience, cela permet de prendre de bonnes décisions. Mais c’est quasiment à l’arrêt en ce moment. On n’est pas suffisamment nombreux pour faire le job. »

La juge craint aussi pour les jeunes dont des placements avaient été ordonnés avant le confinement, mais pas exécutés. « J’ai un mineur en attente depuis deux mois. Un rendez-vous d’accueil lui a enfin été donné le 13 mai. J’ai écrit un mail à un responsable de l’ASE   pour demander à ce qu’il soit admis au plus vite vu les violences entre sa mère et lui. »

Dans certains départements, les traditionnelles évaluations de l’ASE   ont aussi tardé, faute de professionnels disponibles. Dans le sud de la France, un soignant, qui préfère conserver l’anonymat, rapporte à Mediapart une situation alarmante : une évaluation devait être rendue fin avril à la suite d’une information préoccupante faite par un médecin en janvier pour un bébé de 14 mois. Le père est suspecté de commettre des violences sur l’enfant et les parents ont une garde partagée. Les éducateurs ont informé la mère que leur bilan ne pourrait être réalisé avant la fin juin. Le soignant s’irrite : « Il y a un risque de passage à l’acte du père. Ce délai de 6 mois pour un petit de 14 mois, c’est une mise en danger extrême. » Le professionnel a réalisé un signalement auprès du parquet.

À ce stade, Adrien Taquet se refuse à « tirer des conclusions sur d’éventuels dysfonctionnements » : il est « trop tôt », fait savoir son cabinet. Mais « la période de déconfinement devra permettre d’analyser rétrospectivement le fonctionnement de l’ensemble de la chaîne de prévention et de réponse aux violences ». Et l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) est d’ores et déjà missionné « afin d’analyser le fonctionnement des CRIP notamment ».

Le pire, « c’est tous les enfants de moins de 8 ans qui n’ont pas accès à la communication, pointe Pascal Vigneron, qui gère le 119. Il y a une vraie interrogation des services sociaux, des PMI, des crèches pour savoir comment on va dépister. Il est possible que les chiffres de mortalité infantile aient évolué… » Lyes Louffok a d’ailleurs demandé au cabinet d’Adrien Taquet une vigilance particulière sur les bébés : « Il faudrait généraliser dans les mois post-confinement les autopsies sur les nourrissons, car sinon, il risque d’y avoir des meurtres invisibilisés. »

La présidente de l’association L’Enfant Bleu, Isabelle Debré, redoute cet « après » : « Nous risquons de découvrir des maltraitances physiques, psychologiques, sexuelles... » Comme la présidente de La voix de l’enfant, Martine Brousse, qui s’interroge sur l’ampleur des « violences confinées » : « Qu’est-ce qu’on va trouver quand les portes vont s’ouvrir ? »

« On va se retrouver avec un nombre de dossiers massif à la sortie du confinement sans juges ni greffiers supplémentaires, alerte aussi la juge Anaïs Vrain. Ce sera intenable. » Psychologue, expert auprès des tribunaux à Grenoble, Lionel Bauchot abonde : « Je crains que les services de la protection de l’enfance soient complètement dépassés avec des équipes épuisées. »

Dès le 11 mai, il y aura non seulement « une explosion de besoins d’évaluations pour des enfants violentés, résume la psychologue Karen Sadlier. Mais il va falloir décider s’ils devront être ou non placés. Or, l’insuffisance de moyens de l’ASE   s’est aggravée avec le confinement et nous allons faire face au manque déjà catastrophique de places en foyer et en familles d’accueil. »


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 10 mai 2020

 

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