Accueil >>  Et en Afrique, on dit quoi ? >>  Côte d’Ivoire

Douze ans après, les victimes du « Probo Koala » réclament toujours justice


Reporterre, 26 juillet 2018 - Marie Astier - Une nuit d’août 2006, des centaines de milliers de litres de déchets liquides à l’odeur nauséabonde étaient déversés en plusieurs endroits d’Abidjan, la grande ville de Côte d’Ivoire. Trafigura, la multinationale à l’origine de ces déchets, n’a jamais été condamnée. Un procès se tient ce jeudi aux Pays-Bas.

Pour les ONG qui la suivent, l’affaire fait figure de cas d’école de l’impunité des multinationales. Il y a 12 ans, dans la nuit du 18 au 19 août 2006, plus de 500 m3 d’étranges déchets étaient déversés en plusieurs points d’Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire. Dans les jours qui suivirent, une odeur forte et nauséabonde commença à se diffuser dans la ville, puis de nombreux habitants de la ville portuaire et de ses banlieues commencèrent à faire état de maux de têtes, de problèmes cutanés, de nausées, de vomissements, de troubles respiratoires, d’irritations des yeux… Par la suite, l’État ivoirien a reconnu 16 décès, 43.000 cas d’empoisonnement certains et 24.000 probables. Les associations de défense des victimes assurent en avoir comptabilisé plus de 100.000. Un rapport d’Amnesty International et de Greenpeace est parvenu à un chiffre similaire.

Les liquides toxiques provenaient d’un navire de transport de produits pétroliers, le Probo Koala, affrété par la multinationale Trafigura, et à bord duquel avaient eu lieu des opérations de raffinage. La multinationale avait d’abord tenté de s’en débarrasser auprès d’une société spécialiste des déchets dangereux à Amsterdam, aux Pays-Bas, mais, trouvant le tarif trop élevé, avait préféré les rembarquer pour s’en débarrasser à moindre coût. À ce jour, aucun tribunal n’a reconnu la responsabilité de ce spécialiste du courtage et du transport de matières premières. Dans le long feuilleton judiciaire de cette affaire une étape vers la reconnaissance de cette responsabilité pourrait être franchie ce jeudi 26 juillet à Amsterdam.

La cour d’appel d’Amsterdam doit en effet décider de la légitimité d’une association de victimes ivoiriennes à porter plainte contre Trafigura. L’UVDTAB (Union des victimes des déchets toxiques d’Abidjan et sa banlieue) dit représenter plus de 100.000 victimes, patiemment comptabilisées grâce à des référents autour de chaque site où ont été déversés des déchets (18 reconnus, 24 selon les associations). Elle a créé une fondation néerlandaise afin de pouvoir poursuivre Trafigura devant la justice des Pays-Bas, lieu de résidence fiscale de la multinationale.

Ce procès a été précédé de nombreux épisodes judiciaires

Cette dernière conteste la légitimité de la fondation à représenter les victimes et a notamment porté plainte contre elle, l’accusant entre autres d’avoir falsifié les dossiers médicaux des victimes. La fondation UVDTAB a déjà été une fois déboutée, fin 2016, par la justice néerlandaise. Elle espère avoir désormais suffisamment souscrit aux demandes administratives du pays pour obtenir le droit de représenter les victimes. Craignant la moindre contre-attaque des équipes juridiques de Trafigura, l’association a d’ailleurs accepté de nous parler, mais pas d’être citée.

L’affaire est délicate, car le nombre de victimes étant important, les sommes en jeu le sont également. La reconnaissance de la responsabilité de Trafigura s’accompagnerait du versement d’indemnités aux victimes. Le chiffrage pourrait dépasser les 200 millions d’euros. L’une des difficultés pour la justice néerlandaise est donc de s’assurer qu’en cas de condamnation de Trafigura, l’argent ira bien aux victimes.

Au-delà des aspects financiers, l’enjeu pour la fondation est d’obtenir la reconnaissance de la responsabilité de Trafigura dans ce déversement de déchets toxiques et un centre hospitalier dédié pour les prendre en charge.

Ce procès a été précédé de nombreux épisodes judiciaires, Trafigura ayant sans cesse slalomé pour échapper aux condamnations. Peu de temps après la catastrophe, la multinationale a passé un accord avec l’État ivoirien : en échange d’environ 150 millions d’euros (198 millions de dollars), Trafigura ne serait pas poursuivi. La Côte d’Ivoire était supposée utiliser l’argent pour construire un centre hospitalier et une partie devait revenir aux victimes, mais, en réalité, très peu ont été indemnisées.

Le Port autonome d’Abidjan, en 2009.

Dans le procès qui s’est tenu en Côte d’Ivoire en 2008, la société n’a donc pas été inquiétée, seuls les représentants de l’entreprise Tommy, qui avait pris en charge les déchets du Probo Koala et effectué les déchargements, ont été condamnés.

En 2009, autre tentative au Royaume-Uni, où le cabinet d’avocats Leigh Day & Co, représentant près de 30.000 victimes, a lancé une action de groupe. Finalement, le procès n’a pas eu lieu, un accord maintenu secret entre Trafigura et le cabinet d’avocats ayant été passé. Il accordait environ 33 millions d’euros (30 millions de livres sterling) aux victimes, mais plus de 6 millions d’euros ont « disparu » et ne sont jamais arrivés jusqu’aux malades.

Le seul procès concluant à la culpabilité de Trafigura a eu lieu à Amsterdam en 2011. Mais il concernait l’export de déchets toxiques hors des Pays-Bas, ce qui est interdit par la Convention de Bâle sur les déchets dangereux. La société a été pour cela condamnée à une amende de plus d’un million d’euros, mais n’a pas été reconnue coupable de la pollution causée par ces déchets à Abidjan. « Cela laisse entendre que plus une entreprise est grosse et puissante, plus elle est immunisée contre l’obligation de rendre des comptes »

De son côté, Trafigura continue d’affirmer que les déchets n’étaient pas vraiment toxiques, mais contenaient du mercaptan, gaz à l’odeur de sulfure forte (œuf pourri). Selon elle, cette odeur pourrait avoir créé une « impression de toxicité », générant du stress et l’apparition de symptômes. Interpellée par Greenpeace et Amnesty International, elle a refusé de révéler la composition exacte de ces déchets. Par ailleurs, la multinationale rejette la responsabilité sur la société ivoirienne Tommy, arguant que rien ne laissait penser que les déchets seraient mal gérés. Elle estime avoir fait sa part d’indemnisation des victimes en versant de l’argent à l’État ivoirien.

« Aucun gouvernement n’a forcé Trafigura à dévoiler la nature exacte des déchets toxiques ni mené une enquête exhaustive sur le rôle joué par Trafigura dans ce déversement », déplorait Amnesty International à l’occasion du dixième anniversaire des déversements. « Amnesty a présenté des éléments prouvant que des employés de Trafigura au Royaume-Uni pourraient avoir organisé intentionnellement le déversement à Abidjan. Les autorités britanniques ont dit à Amnesty International qu’elles ne disposaient pas de la force de frappe juridique ni des ressources et des connaissances nécessaires pour affronter ce géant. » « Cela laisse entendre que plus une entreprise est grosse et puissante, plus elle est immunisée contre l’obligation de rendre des comptes », ajoutait alors la chargée de campagne de l’ONG Lucy Graham.

La procédure au civil des associations de défense des victimes reste donc le dernier recours juridique pouvant encore être exploré. Mais encore faut-il pour cela que l’UVDTAB remporte le procès de ce jour lui permettant de déposer plainte.

Sur place, au début de l’année, un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement apportait tout de même une bonne nouvelle : les niveaux de pollution constatés sur les sites de déversement ne sont pas supérieurs aux normes du gouvernement ivoirien et aux « normes internationales admissibles ». Mais il rappelait également que ces résultats « n’excluent pas que la santé des communautés soit encore affectée par leur exposition initiale aux déchets en 2006 » et recommandait fortement au gouvernement de Côte d’Ivoire de mettre en place « un programme de suivi de la santé de ces communautés. »


VOIR EN LIGNE : Reporterre
Publié sur OSI Bouaké le jeudi 26 juillet 2018

 

DANS LA MEME RUBRIQUE