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Côte-d’Ivoire, la peur de l’étincelle


Libération - 14/01/2011 - Par Sabine Cessou - Envoyée spéciale à Abidjan

Depuis trois jours, Abobo, au nord d’Abidjan, est transformé en vaste champ de bataille entre les camps Ouattara et Gbagbo. Des affrontements perçus comme les « prémices d’une guerre civile ».

Sur la grande place d’Abobo gare, hier matin, la population vaquait à ses occupations sans prêter attention à l’épave calcinée d’un camion de la police. Quelques dizaines d’hommes de la garde républicaine et des militaires étaient postés discrètement des deux côtés de ce grand carrefour, au bord de la voie express qui traverse Abobo, vaste commune du nord d’Abidjan peuplée d’un million de personnes.

Abobo gare est surnommé « siège d’attaque » par ses habitants. C’est de là que sont partis les affrontements des trois derniers jours, un tournant dans la crise post-électorale de Côte-d’Ivoire. Pour la première fois, des membres des Forces de sécurité (FDS), l’armée « loyaliste » aux ordres du président sortant, Laurent Gbagbo, ont été pris pour cible. Deux soldats ont été tués dans la nuit de lundi à mardi, et cinq autres dans la nuit de mardi à mercredi. Au moins neuf civils ont également perdu la vie, tandis que trois Casques bleus de la mission des Nations unies en Côte-d’Ivoire (Onuci) ont été légèrement blessés.

Raids nocturnes. Un couvre-feu a été décrété mercredi, pour trois jours, de 19 heures à 6 heures, à Abobo et dans la commune voisine d’Anyama. Philippe Mangou, le chef d’état-major, a affirmé sur la Radio-télévision ivoirienne (RTI) que « ces attaques armées et les lourdes pertes placent désormais les Forces de sécurité de Côte-d’Ivoire en position de légitime défense ». Il a accusé « des individus embusqués de répondre aux appels à la désobéissance civile et aux assassinats de toute nature lancés par des politiciens retranchés à l’hôtel du Golf ». Il faisait allusion à Alassane Ouattara, président virtuel depuis qu’il a été déclaré vainqueur de la présidentielle avec 54,1% des voix, selon des résultats certifiés par l’ONU  , mais contredits par le Conseil constitutionnel de Côte-d’Ivoire. Celui-ci a annulé 600 000 voix au bénéfice de Laurent Gbagbo, qui refuse de quitter le pouvoir.

Le flou le plus total règne sur les accrochages d’Abobo. Dans un climat de propagande et de forte polarisation des deux camps, les troupes de Gbagbo accusent les ex-rebelles nordistes des Forces nouvelles (FN), alliés de Ouattara, d’avoir des caches d’armes dans le quartier. Abobo étant considéré comme l’un des fiefs du président élu, sa population est régulièrement ciblée par des raids nocturnes et des perquisitions des FDS. « Ils cassent nos portes, nous volent notre argent, nos téléphones et nos pagnes », se plaint une jeune femme. La population aurait commencé à se défendre. Les rumeurs vont bon train sur les défections de militaires dans une armée qui a voté à 63% pour le rival de Gbagbo. « Si tu te bats avec quelqu’un et que tu lui arraches son arme, tu peux te défendre avec », suggère Salifou, enseignant d’Abobo, sans se risquer à dire clairement que des armes circulent avec l’aide de gendarmes et de militaires.

A PK18, le quartier d’Abobo où les heurts ont commencé lundi, on appelle les partisans de Laurent Gbagbo « les fils de pute ». Ces derniers recrutent surtout parmi des étudiants sans perspectives d’avenir, chômeurs ou gérants de « cabines téléphoniques ». Ils se réunissent non loin de là, au bord de la voie express, pour organiser des meetings sur une esplanade de terre battue dénommée « le Parlement ». C’est là que Charles Blé Goudé, ministre de la Jeunesse de Gbagbo et chef du mouvement des Jeunes patriotes, devait s’adresser à la population mardi. Un rassemblement finalement annulé à cause des troubles. C’est là, aussi, qu’une foule hostile s’en est prise hier à l’envoyée spéciale du Monde, extraite par quelques habitants du quartier d’un attroupement de gens armés de bâtons, qui lui criaient de partir.

Près du rond-point de Samaké, dans une autre zone d’Abobo, des partisans de Ouattara sont réunis, le visage grave. « Nous sommes en démocratie, même si ce n’est pas encore ça », plaisante celui qui se présente comme le doyen, heureux de prendre la parole : « Nous ne pouvons pas nous exprimer dans les médias ici,et quand je regarde la télévision nationale, ça me rend malade. Tout ce qui est dit est faux. Ce sont des innocents qui meurent, on ne peut pas se battre contre des gens armés ! » Beaucoup ont des cernes, n’ayant pas fermé l’œil depuis trois nuits. Une voisine a perdu deux fils, âgés de 27 et 32 ans, portés disparus.

Charnier. Dès que les forces de l’ordre se déploient dans le quartier, la nuit tombée, des femmes et des jeunes donnent l’alerte à l’aide de sifflets, d’autres habitants tapant ensuite dans des assiettes et des casseroles. « Nous sommes suivis par les jeunes gbagbistes, qui nous dénoncent sans savoir de quoi ils parlent », s’énerve Salifou.

Le système répressif mis en œuvre par les FDS serait bien rôdé, selon un diplomate africain : « Les indicateurs et les partisans de Gbagbo, qui se trouvent dans tous les quartiers, alertent par téléphone les forces de l’ordre au moindre rassemblement de plus de 10 personnes. » Les responsables de partis politiques et les meneurs pro-Ouattara sont particulièrement visés. A en croire ce diplomate, le bilan de 210 morts depuis la mi-décembre, donné par l’ONU  , est largement sous-estimé. « Il faut plutôt compter dans les 300 », affirme-t-il, alors que les Nations unies ont évoqué hier l’existence d’un nouveau charnier.

Pour André Kamaté, président de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme (Lidho), des « prémices de guerre civile » sont visibles dans plusieurs localités de province où des communautés ethniques se sont affrontées - Duékoué, Lakota, Oumé et Zuénoula. A Abobo, André Kamaté redoute un dangereux engrenage : « Les pertes essuyées vont sans doute remonter les FDS, et leur mission pourrait être déviée des normes républicaines pour se transformer en vengeance. »


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 16 janvier 2011

 

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