Publié le 09/01/2012 - Par Anne Brigaudeau -
En cette rentrée littéraire de janvier, premier et immense coup de coeur pour « Aral », superbe roman signé Cécile Ladjali. Une romancière de 40 ans enthousiaste, absolue, convaincue comme écrivain et comme professeur de la nécessité de la littérature : "on se construit par les mots." Vrai pour elle comme pour les collégiens de Seine-Saint-Denis ou les jeunes sourds qui sont ses élèves. Cécile Ladjali est l’invité du Festival "Etonnants Voyageurs" à Saint Malo (26 au 28 mai 2012).
Quelle est la trame d’"Aral", bouleversant roman que vient de publier Cécile Ladjali aux éditions Actes Sud ? Une histoire d’amour fou entre Zena, jeune beauté rousse, et Alexeï, musicien virtuose devenu sourd avant l’adolescence. Une passion de toujours entre deux enfants grandis au fond du désert, près d’une mer qui disparaît, sur fond de déliquescence de l’empire soviétique.
"Aral ouvre sur quelque chose de très intime"
Pourquoi Cécile Ladjali a-t-elle choisi de construire son action dans un Kazakhstan si lointain ? Professeur de français à la Sorbonne Nouvelle et dans un lycée de déficients auditifs, elle nous a confié qu’elle aimait relever des défis : "Une mer qui disparaît, un type qui devient sourd, c’est bien corsé." Mais surtout, "Aral ouvre sur quelque chose de très intime". Ses parents Ladjali -qui lui ont donné son nom- l’ont adoptée à six mois. "Irannienne, pas mariée", sa mère était venue accoucher à Lausanne où elle l’avait laissée. Et le Kazakhstan de son livre n’est pas très loin de l’Iran.
Sans y être allée, elle s’est documentée, sans excès pour ne pas "lester l’écriture", sur cette mer disparue et réapparue. Documentation, encore, sur les horreurs environnementales de feu l’empire soviétique : Moscou testait des armes biologiques sur une île de la mer d’Aral, près de villages habités."On y cultivait la peste et le virus mis au point par le docteur Ustinov, qui donne des suées sanglantes et fait crever en trois jours. Après le départ de l’armée, il restait des bacilles de Koch purulents dans cette île devenue presqu’île, avec des rats et des serpents contaminés regagnant le continent."
Dans ce cadre dévasté, mélancolique et magnifique, elle a choisi comme héros de son histoire d’amour un musicien qui compose malgré sa surdité. "Le personnage d’Alexeï va tout transposer sur les quatre sens qui lui restent. Il est hébéphrénique : c’est la maladie des plus grands, comme Beethoven. Vous rentrez en vous pour écrire votre propre musique intérieure."
Comme elle : " Violoncelliste, c’est une métaphore de l’écrivain. L’écriture vous permet de mettre en syntaxe un truc qui vous rend dingue" - dans son cas, l’abandon à la naissance.
Pour accéder à la culture, "inverser la logique du caïdat"
Et cette prof optimiste de poursuivre : " C’est très parallèle aux éléves : ils ne peuvent s’intégrer que s’ils ont les mots. " Avec son ami Eric Naulleau, qui dirigeait alors les éditions des Equateurs, elle avait publié des textes de collégiens de Seine-Saint-Denis, qui en avaient tiré une immense fierté. En banlieue, dit-elle, "celui qui maîtrise les mots est considéré comme un ’bouffon’, un ’pédé’. C’est aux enseignants d’aider les gamins à inverser une logique qui est celle du caïdat, et il y a plein de profs qui font ça !"
"Seule la beauté peut aider ces mômes là", continue-t-elle. "Ils nous en veulent énormément quand on les prive de ça, qu’on leur donne une sous-culture. Cette démagogie est grave dans un monde de reproduction des élites. Il n’y aura pas de place pour ceux qui ne maîtrisent pas les mots."
"Bien sûr que je suis très optimiste, il n’y a que ça qui marche," conclut-elle. Optimiste et exigeante, comme ce livre hanté par la musique et construit sur une tension croissante autour d’une mer qui disparait, puis qui revient. Comme la littérature.
- Cécile Ladjali,Aral, Actes Sud, 18,90 euros
Voir aussi : L’Objet de ... Cécile Ladjali
Cécile Ladjali par ActesSud
2 mars 2012 - par Christiane Miège - Dans ses « Aphorismes sous la lune et autres pensées sauvages », Sylvain Tesson appelle les habitants des bords de l’Aral, les orphelins de leur mer. Le dernier roman de Cécile Ladjali remercie en exergue celles qui l’ont recueillie, orpheline de sa mère. Ainsi la métaphore principale d’ »Aral » déploie sa poésie sous la plume conteuse de cet auteur venue de loin elle aussi : la Perse.
En même lenteur que la mer d’Aral se retire, ce livre flamboyant raconte en vagues successives la PERTE. Perte de l’enfance, de la femme aimée ou du père adoptif, perte de l’audition, de la mémoire, de la confiance en soi, et d’un avenir possible. « Aral » tournoie comme un vent de sable salé d’un chapitre sur l’autre entre les moments de l’enfance et ceux de l’âge adulte du couple universel formé par Alexei et Zenia : A et Z, début et fin de l’alphabet. Cette spirale emporte le lecteur en deux temps (les décennies 70 et 80), trois mouvements (les vies croisées du couple et d’Urufar) sur les notes d’un violoncelle virtuose. Malgré sa perte auditive Alexei compose en quête d’une huitième note afin de combler les vides de sa vie et résonne en écho sur le rôle de l’écriture pour Cécile Ladjali : « Écrire des mots ou des notes c’est biffer le soleil. Rendre la vie aux étoiles éteintes ». La puissance des pensées qui empoisonnent le héros, lui permet également de se sauver par la magie de la 8ème note qui les engloberait toutes, comme la lettre « p » qui ne s’entend pas dans « sept ».
Les vertus de l’art, du rêve, de l’imaginaire peuvent seules faire rempart contre le sel et les bactéries du vent qui souffle et ronge paysages et habitants de la région. En effet ce roman est un magnifique paradoxe qui entremêle de mots en mots comme un pluie de sable, des éléments contraires. La mer d’Aral disparaît et pourtant elle existe, le bruit de la mer et du monde ne parlent plus à Alexei or il les entend. Pareille magie enjolive de multiples métaphores l’écriture salvatrice de Cécile Ladjali comme une miniature orientale. La mer d’Aral avec ses désastres écologiques en toile de fond miroite des richesses du vocabulaire et du style baroque dont l’auteur joue en virtuose. Ce récit-poésie en appelle à la mythologie, aux forces telluriques avec la sonorité précise d’un vocabulaire-partition.
La quête de limpossible, l’acceptation des voies sans-issue permettent de trouver le vrai sens des choses. Il faut perdre pour mieux se retrouver, les situations se répètent comme une deuxième chance de trouver enfin le sens de sa vie.
Et puisque l’eau est source de vie, on sait que depuis quelques années, la mer d’Aral enfin renaît…
Quatrième de couverture
En 1960 au Kazakhstan, la mer d’Aral commence à disparaître et laisse place au désert qui confronte la population à une catastrophe écologique sans précédent. Au loin, sur l’île de Vozrozhdeniya, les usines russes fabriquent des armes bactériologiques qui polluent l’eau, engendrent malformations et épidémies dans la petite ville kazakhe. Alexeï, un jeune violoncelliste de cette région désolée, sombre dans la surdité à mesure que son pays devient de sable. Confronté au silence et à la disparition qui envahissent sa conscience et son paysage, Alexeï devra construire malgré tout sa vie familiale, amoureuse et artistique. Mais ses errances ne parlent que des grandes disparues de sa vie, dont les absences se font écho, ses trois fiancées : sa femme, sa musique, sa mer. Convoquant le souvenir de la musique et de sa jeune femme Zena qui vient de le quitter, il tente de ne pas devenir fou au sein de ce décor brûlant. La survie s’organise alors à travers la création et l’affection qu’il se découvre pour une jeune fille malade, Nulufar, qu’il va aimer comme sa propre fille. Cette relation inattendue l’oblige à interroger ses propres origines aussi floues que le paysage, puisque Alexeï est un enfant adopté. Aussi, solitude et déréliction le conduiront-elles un temps à se fourvoyer dans ses amitiés et ses choix artistiques. Car dans cet univers devenu atone, c’est tout le sens de la vie et de l’art qu’il faut réinventer pour retrouver l’autre ainsi que le juste chemin qui mène à soi. De ce monde en cale sèche, en attente de guérison, de réparations, Cécile Ladjali tire un roman qui pose la question de la création et de sa magie profonde. Le décor tragique mais somptueux de la mer qui s’évanouit petit à petit du champ de vision du héros, oblige à scruter l’invisible et l’intériorité des cœurs. Roman de l’intimité, Aral est aussi un roman d’amour dédié à la musique et aux mystères des origines, savant mélange d’excès et de peur, de beauté dans la finitude latente.