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"A moi seul bien des personnages", de John Irving


Seuil - Mai 2013 -

Résumé : Adolescent, Bill est troublé par ses béguins contre nature pour son beau-père, ses camarades de classe, et pour des femmes adultes aux petits seins juvéniles… Plus tard, il assumera son statut de suspect sexuel, et sa vie entière sera marquée par des amours inassouvies pour les hommes, les femmes et ceux ou celles qu’on appellera bientôt transgenres.

Dans ce roman drôle et touchant, jubilatoire et tragique, John Irving nous parle du désir, de la dissimulation et des affres d’une identité sexuelle « différente ». Du théâtre amateur de son enfance jusqu’au bar hot où se joue la révélation finale, en passant par la bibliothèque où la sculpturale Miss Frost l’initie — tout d’abord — à la littérature, le narrateur s’efforce de trouver un sens à sa vie sans rien nous cacher de ses frasques, de ses doutes et de son engagement pour la tolérance, pour la liberté de toutes les altérités.

L’auteur : John Irving est né en 1942 et a grandi à Exeter (New Hampshire). La publication de son quatrième roman, Le Monde selon Garp, lui a assuré une renommée et une reconnaissance internationales. Depuis, l’auteur accumule les succès auprès du public et de la critique. À moi seul bien des personnages est son treizième roman. Marié et père de trois garçons, John Irving partage son temps entre le Vermont et le Canada.

  • John Irving , A moi seul bien des personnages, traduit de l’anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot, Seuil, 450 pages, 21,80€


Lecture du nouveau roman de John Irving, A moi... par EditionsduSeuil


Billy le bi

Libération - 17 avril 2013 - par Catherine Mallaval -

John Irving narre les amours d’un « suspect sexuel », de l’adolescence aux LGBT

Du désir, beaucoup. Mais souvent difficile à assouvir. Du secret comme seules les familles savent en forger. Du tourment. Celui que ressentent les sexuellement différents. Et puis de la lutte, toujours. La vraie, celle qui fait suer les corps qui s’affrontent à pleines mains. En sous-texte, du Shakespeare, du Dickens, et du Flaubert (précisément Madame Bovary). Dans A moi seul bien des personnages, son treizième roman, John Irving sert au lecteur assoiffé depuis la parution en 2011 de Dernière Nuit à Twisted River un cocktail si bien dosé qu’il se descend cul sec. Ici défilent sur près de 500 pages les amours d’un « suspect sexuel », un bi, dans la seconde moitié du XXe siècle. Avec du tragicomique (qui ose taquiner le loufoque), du touchant, mais aussi du poing levé contre le puritanisme, l’intolérable silence du gouvernement Reagan durant les années sida  , l’intolérance face aux sexualités différentes : homo, bi ou transgenre. Mais place au romanesque, la vraie science de John Irving depuis le Monde selon Garp.

Carrure virile. Le rideau s’ouvre sur la ville de First Sister, Vermont, Etats-Unis. Et sur le narrateur héros, William Marshall Abbott, dit Billy, adolescent à ce point chaviré par ses premiers béguins jugés contre-nature qu’il en dit « pénif » au lieu de « pénis ». Premier objet de son désir, Miss Frost, excitante bibliothécaire : « Elle était carrée d’épaules, po urtant c’était surtout ses seins, petits mais jolis, qui attiraient mon attention. […] Contraste apparent avec sa carrure virile et sa force physique manifeste. » C’est elle, dont Billy finira par découvrir qu’elle fut un temps Albert Frost (dit « Big Al »), ancien capitaine d’une équipe de lutte, qui éveillera l’ado à son identité sexuelle. Elle aussi qui le guidera dans ses lectures : « L’heure viendra de lire Madame Bovary quand tu auras vu s’anéantir tes espoirs et tes désirs romantiques. » Elle enfin qui déclenchera chez Billy une vocation : « Nos désirs nous façonnent : il ne m’a pas fallu plus d’une minute de tension libidinale secrète pour désirer à la fois devenir écrivain et coucher avec Miss Frost - pas forcément dans cet ordre, d’ailleurs. »

Mais Billy ne se contente pas d’en pincer pour Miss Frost, son beau-père aussi le trouble, tandis qu’il traîne comme un boulet sa ravageuse attirance pour le jeune Kittredge, « lutteur au corps superbe entre tous : torse glabre, pectoraux définis à l’excès […]. Il avait un pénis tout ce qu’il y a de plus mignon, qui se recourbait vers sa cuisse droite, inexplicablement. » C’est cul. C’est cru. Mais sensible avant tout, tant l’adolescence prend ici un tour nettement plus torturant qu’un premier baiser ou une crise d’acné.

Pensionnat. Comment aimer toucher des petits seins, mais aussi les sexes d’homme ? Comment parvenir à assumer ce que l’on est, en s’affranchissant de la condamnation d’une mère qui a fait de l’homosexualité du (vrai) père de Billy un étouffant secret ? Comment échapper à des médecins convaincus que les écarts à l’hétérosexualité doivent se guérir comme on redresse des torts ? « A l’automne 60, dans un pensionnat de garçons, quelqu’un comme moi se sentait absolument seul, en proie à la haine de soi », résume Billy qui s’échappe dans une lecture passionnée des Grandes Espérances de Charles Dickens, les répétitions et représentations de la troupe de théâtre amateur de First Sister, qui enchaîne les pièces de Shakespeare, dirigée par son beau-père, tandis que son grand-père n’aime rien tant que d’y interpréter des rôles de femmes…

D’affres en frasques avec des femmes, des hommes, des trans, à First Sister, Vienne ou New York, Billy le bisexuel s’installe tant bien que mal dans son altérité et sa vie d’écrivain, avant d’affronter le début de l’épidémie de sida   et la longue suite de morbides coming out qui s’ensuivirent : « Les femmes découvraient que leurs maris fréquentaient des hommes au moment même où ils étaient mourants. Des parents apprenaient que leurs jeunes fils étaient en train de mourir avant de savoir ou de se douter qu’ils étaient gays. » Billy survit, mais crève de peur, perd des proches, hanté par les « plaques de candidose plein la bouche »,« les langues crayeuses », les « visages d’agonie ».

L’écœurement et l’engagement de John Irving affleurent. Après avoir croqué des années 60 qui associèrent au mot homosexuel « des relents cliniques dissuasifs », il traverse les ravages du sida   avec révolte contre l’injustice mais aussi le mutisme du pouvoir, avant de quitter le lecteur avec des LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans) en marche vers la conquête de droits et de respect.

Pour Billy aussi l’apaisement viendra. Retour à First Sister où le héros se pose en « quelqu’un de bien ». A 68 ans, l’écrivain devient prof de lettres à mi-temps dans son ancienne école ; il y dirige le club de théâtre. Mais surtout, il épaule le jeune Gee qui rêve de devenir une Georgia et milite à l’occasion auprès des LGBT… Le cap des années 2000 a été franchi. Mais le vers de Richard II de Shakespeare demeure : « Je joue donc à moi seul bien des personnages dont nul n’est satisfait. »


John Irving : "L’Europe m’inquiète"

L’express - 30/04/2013 - Propos recueillis par Julien Bisson -

Auteur du Monde selon Garp, l’écrivain américain sonde les maux de son pays. Son dernier livre A moi seul bien des personnages trouve un écho avec le débat sur le mariage pour tous en France. Entretien.

Dans son nouveau roman, le foisonnant A moi seul bien des personnages, John Irving évoque cette fois le destin d’un homme bisexuel, des années 1950 à 2010, en proie aux doutes et à l’intolérance de son époque. Un livre qui trouve un écho certain avec l’actualité récente, mais qui confirme surtout la maestria d’un romancier encore passablement énervé. Discussion autour d’un cappuccino.

35 ans après l’immense succès du Monde selon Garp, votre nouveau roman aborde à nouveau la question de la différence sexuelle. Pourquoi revenir sur ce thème aujourd’hui ?

Ce livre trottait dans ma tête depuis une douzaine d’années. Quand j’ai écrit Le monde selon Garp, je voulais exprimer ma colère devant l’échec de la soi-disant "révolution sexuelle" des années 60, de son incapacité à mettre fin aux violences sexuelles ou à promouvoir la tolérance, notamment envers la minorité gay. Avec A moi bien des personnages, j’ai voulu écrire un roman très différent, moins radical, moins satirique, mais aussi plus réaliste, plus historique. Ses personnages ne sont plus des symboles, mais des individus qui pourraient être réels. Seul le thème n’a pas changé. Car si en 35 ans l’intolérance sexuelle a régressé, elle n’a pas pour autant disparu, loin de là.

Vous donnez à votre Billy de nombreux éléments de votre propre biographie, à commencer par votre date de naissance ou votre passion pour le théâtre et la lutte. Faut-il pour autant voir en lui une forme d’autoportrait ?

Si vous voulez savoir si j’ai eu des expériences gays, ou si j’ai été initié au sexe par une bibliothécaire, la réponse est non ! J’utilise certains éléments de ma propre vie justement parce que la question autobiographique ne m’intéresse pas. Rien de ce qui m’est arrivé n’est sacré, je peux donc tout altérer. Le problème, c’est que depuis les années 90, l’imagination collective du monde a diminué. La réalité est devenue plus importante, et les mémoires ont commencé à pulluler - y compris de la part de gens dont l’existence n’a absolument rien d’intéressant ! Ma propre vie ne mérite pas plus d’être racontée. En revanche, j’ai connu la Vienne des années 60, j’ai traversé l’Amérique pendant la guerre du Viêt-Nam, et j’ai perdu beaucoup d’amis durant l’épidémie de sida   des années 80. C’est cela qui mérite d’être raconté.

Le théâtre, avec son cortège de masques et de déguisements, tient une grande place dans le livre. Pourquoi êtes-vous attiré par cet univers ?

Quand j’étais jeune, je faisais souvent semblant d’être quelqu’un d’autre. Car au fond, j’avais du mal à assumer qui j’étais vraiment. En fréquentant le milieu du théâtre grâce à ma mère, qui était souffleuse, j’ai rencontré d’autres gens pareils à moi. Le théâtre était un refuge pour beaucoup de gens troublés par leur propre identité, y compris certains par leur identité sexuelle. C’est là que j’ai rencontré mes premiers amis gays, là seulement qu’ils pouvaient être eux-mêmes. Dans l’Amérique des années 50 et 60, on ne pouvait pas faire son coming-out facilement. Hors du théâtre, il leur fallait se cacher. Mais sur les planches, ils pouvaient enfin exhiber leur moi profond.

Un écrivain est-il également une sorte de paria social ?

Si vous ne l’êtes pas, c’est que vous avez un problème ! Un écrivain doit toujours se sentir étranger à la société dans laquelle il vit, sous peine de n’écrire que des mauvais livres. Quand j’étais étudiant en Europe, à Vienne, ce n’était pas seulement une période follement excitante de ma vie. C’était aussi un moment décisif dans ma carrière d’écrivain. Car j’ai pu apprécier le fait d’être l’Auslander, ce type bizarre qui pouvait avoir un regard détaché sur les choses et sur les gens. C’est aussi l’une des raisons pour laquelle il y a tant de parias dans mes romans, et pas seulement des parias sexuels.

L’écriture de A moi seul bien des personnages a-t-il un lien avec l’homosexualité de votre plus jeune fils ?

Non, pas directement, car j’ai commencé la rédaction de ce roman bien avant de savoir qu’Everett deviendrait gay. Toute l’histoire de Billy était déjà présente dans ma tête alors que mon fils n’avait pas encore dix ans. Mais quand je l’ai découvert, j’ai au moins pu me dire que j’avais un lecteur tout trouvé pour ce livre ! Tout comme ses frères aînés avaient pu lire Le monde selon Garp des années plus tôt et comprendre les angoisses paternelles qui pouvaient alors m’étreindre. Je crois donc que j’ai eu beaucoup de chance, que le timing était le bon. Tout comme la sortie de ce livre en France d’ailleurs, en plein débat sur la question homosexuelle !

Justement, comment avez-vous vécu les manifestations contre le "mariage pour tous", qui se sont tenues durant votre séjour à Paris ?

Elles se sont même tenues sous mes fenêtres, devant l’hôtel Lutetia ! D’un côté, je suis convaincu que cette violence physique et verbale est le signe du désarroi de factions religieuses traditionalistes, qui se savent désormais en minorité. Mais je suis quand même préoccupé. Vous savez, cela fait près de cinquante ans que je viens régulièrement en Europe, dans l’idée que ce continent est celui du progrès et de la libération, notamment sexuelle. Et, pour la première fois, l’Europe m’inquiète, car je n’ai plus le sentiment qu’elle soit en avance sur l’Amérique sur ces sujets.

Avez-vous davantage d’espoirs pour votre pays ?

Etonnamment, oui. La réélection de Barack Obama, l’an passé, m’a donné une confiance nouvelle dans la capacité des Etats-Unis à aller de l’avant. Car même avec une situation économique en berne, Obama a réussi à passer l’obstacle républicain, à montrer le vide idéologique de cette droite réactionnaire et sans idées. Tout le monde a voté en majorité pour lui, les femmes, les jeunes, les personnes de couleurs, tout le monde sauf une seule catégorie de la population : les vieux hommes blancs. Tant mieux ! Car l’avenir ne leur appartient plus. Même si, pour ma part, je compte bien encore écrire un livre ou deux...


A moi seul bien des personnages, de John Irving

L’express - Par Delphine Peras (Lire), publié le 10/04/2013 -

Dans A moi seul bien des personnages, John Irving met en scène Billy, un personnage bisexuel, qui s’efforce de devenir "quelqu’un de bien" après n’être tombé que sur les mauvaises personnes.

Le livre

C’est sous les auspices de Shakespeare que commence, et se poursuivra, ce treizième roman de John Irving dont le titre reprend un vers de Richard II. Mais s’il y est largement question de dramaturgie et de travestissement, l’écrivain pousse son propos bien plus loin en abordant frontalement, souvent crûment, la bisexualité. Le narrateur, William dit Bill - né en mars 1942, comme l’auteur et qui, comme lui, deviendra écrivain en adoptant le patronyme de son beau-père, n’ayant pas connu son père biologique -, en fait l’expérience dès l’adolescence. Certes, dans la petite ville du Vermont où il vit, toute sa famille appartient à la troupe de théâtre locale et les occasions ne manquent pas de défier les conventions. Mais Bill s’interroge de plus en plus sur son attirance pour les filles autant que pour les garçons : "C’est épuisant d’avoir dix-sept ans et de ne pas savoir qui l’on est." Il va ainsi dérouler près d’un demi-siècle de sa vie de "suspect sexuel", dans un pays qui oscillera entre une libération des moeurs inévitable et le conservatisme le plus puritain. De l’apparition du terme "gay" aux ravages du sida  , Bill rend un hommage fort à celles et ceux qu’il a aimés, à ceux qui ont souffert de leur différence, telle Donna la transsexuelle, "une femme avec une bite en plus". Dans ce livre baroque, bavard, bravache, John Irving a beau distiller à nouveau de nombreux éléments autobiographiques, Bill n’est pas son double. C’est l’évocation poignante, alternant humour et gravité, de la solitude d’un individu bisexuel qui s’efforce de devenir "quelqu’un de bien".

L’Extrait

Je commencerais bien par vous parler de Miss Frost. Certes, je raconte à tout le monde que je suis devenu écrivain pour avoir lu un roman de Charles Dickens à quinze ans, âge de toutes les formations, mais, à la vérité, j’étais plus jeune encore lorsque j’ai fait la connaissance de Miss Frost et me suis imaginé coucher avec elle. Car cet éveil soudain de ma sexualité a également marqué la naissance tumultueuse de ma vocation littéraire. Nos désirs nous façonnent : il ne m’a pas fallu plus d’une minute de tension libidinale secrète pour désirer à la fois devenir écrivain et coucher avec Miss Frost - pas forcément dans cet ordre, d’ailleurs.

La première fois que j’ai vu Miss Frost, c’était dans une bibliothèque. J’aime bien les bibliothèques, même si j’éprouve quelques difficultés à prononcer le vocable. J’ai comme ça du mal à articuler certains mots : des noms, en général - de personnes, de lieux, de choses qui me plongent dans une excitation anormale, un conflit insoluble ou une panique absolue. Enfin, c’est ce que disent les orthophonistes, logopédistes et autres psychanalystes qui se sont penchés sur mon cas - hélas sans succès. En primaire, on m’a fait redoubler une année en raison de mes "troubles sévères du langage", diagnostic très excessif. J’ai aujourd’hui largement passé la soixantaine, je vais sur mes soixante-dix ans, et comprendre la cause de mon défaut de prononciation est le cadet de mes soucis. Pour faire court, l’étiologie, je m’en contrefous.

Etiologie : un mot que je ne me risquerais pas à prononcer, mais en revanche, si je m’applique, j’arrive à produire quelque chose qui s’approche de bibliothèque ; le mot estropié éclot alors, fleur exotique, et ça donne "bibilothèque" ou "billothèque" - comme dans la bouche des enfants.

Comble d’ironie, ma première bibliothèque était bien modeste. C’était la Bibliothèque municipale de la petite ville de First Sister, dans le Vermont - un bâtiment trapu, en brique rouge, situé dans la même rue que la maison de mes grands-parents. J’ai vécu chez eux, à River Street, jusqu’à l’âge de quinze ans, c’est-à-dire jusqu’au second mariage de ma mère. Ma mère a rencontré mon beau-père sur les planches.

La troupe de théâtre amateur de la ville s’appelait The First Sister Players ; et d’aussi loin que je me souvienne, j’ai vu toutes les pièces qu’elle montait. Ma mère était souffleuse - quand on oubliait ses répliques, elle les rappelait, et les vers oubliés en route n’étaient pas rares dans une troupe amateur. Pendant des années, j’ai cru que le souffleur était un acteur comme les autres - à ceci près que, pour des raisons qui m’échappaient, il ne montait pas sur scène et restait en tenue de ville pour dire sa part du texte.

Mon beau-père venait d’entrer dans la troupe quand ma mère a fait sa connaissance. Il s’était installé en ville pour enseigner à la Favorite River Academy - boîte privée pseudo-prestigieuse, alors réservée aux garçons. Dès ma plus tendre enfance, et en tout cas dès l’âge de dix, onze ans, je savais sans doute que, l’heure venue, on m’y inscrirait. J’y découvrirais une bibliothèque plus moderne et mieux éclairée, mais la Bibliothèque municipale de First Sister fut ma première bibliothèque, et la bibliothécaire qui y officiait, ma première bibliothécaire. Soit dit en passant, je n’ai jamais eu de difficulté à prononcer le mot bibliothécaire.

Miss Frost m’a certes marqué bien davantage que la bibliothèque elle-même. A ma grande honte, c’est longtemps après notre première rencontre que j’ai appris son prénom. Tout le monde l’appelait Miss Frost, et le jour où j’ai enfin pris ma carte de lecteur et l’ai vue pour la première fois, je lui ai donné l’âge de ma mère - peut-être un peu moins. Ma tante, femme impérieuse, m’avait dit que Miss Frost "avait été superbe", mais comment aurais-je pu imaginer que Miss Frost ait été plus belle que lors de notre rencontre - moi qui ne manquais pourtant pas d’imagination, à cet âge ? Ma tante prétendait que les hommes disponibles de la ville tombaient tous à la renverse quand ils la rencontraient. Quand l’un d’entre eux avait le cran de se présenter - le culot d’annoncer son nom à Miss Frost -, la bibliothécaire encore dans sa splendeur lui répondait, l’oeil polaire et des glaçons dans la voix : "Miss Frost, pas mariée et pas près de l’être."

Voilà pourquoi Miss Frost était encore célibataire lorsque je l’ai rencontrée ; chose incroyable pour l’adolescent que j’étais, les coeurs à prendre de la ville avaient cessé depuis longtemps de se présenter à elle.

Le roman de Dickens qui a bouleversé ma vie - celui qui a décidé de ma vocation, du moins je me plais à le dire - c’est De grandes espérances. La première fois que je l’ai lu, et aussitôt relu, j’avais quinze ans, j’en suis sûr : c’était avant que j’entre à l’Academy, puisque je suis allé l’emprunter et le réemprunter à la Bibliothèque municipale. Je n’oublierai jamais ce jour-là : j’entrai dans la bibliothèque pour le reprendre ; c’était la première fois que je voulais relire un livre du début à la fin.

Miss Frost me lança un regard pénétrant. Je lui arrivais tout juste à l’épaule. "Elle a été "sculpturale"", m’avait dit ma tante, comme si la stature et le corps de Miss Frost appartenaient au passé. Pour moi, elle était et resterait à jamais sculpturale.

Elle se tenait très droite, elle était carrée d’épaules, pourtant c’étaient surtout ses seins, petits mais jolis, qui attiraient mon attention. Contraste apparent avec sa carrure virile et sa force physique manifeste, elle avait des seins comme juvéniles - des seins de jeune fille, bourgeonnants. Comment était-ce possible, chez une femme faite ? Une chose était sûre : ils avaient semé le trouble dans l’imaginaire de tous les adolescents qui l’avaient croisée. Ainsi pensais-je en tout cas lors de cette première rencontre - en quelle année, déjà ? - en 1955. N’allez surtout pas imaginer pour autant que Miss Frost s’habillait de manière suggestive, tout du moins sous la chape de silence de la Bibliothèque municipale, déserte ou presque à toute heure du jour et de la nuit.

J’avais entendu mon impérieuse tante dire à ma mère : "Miss Frost a passé l’âge des soutiens-gorge de gamine." A treize ans, cette sentence me semblait signifier que les soutiens-gorge de Miss Frost ne convenaient pas à la taille de ses seins, ou vice versa. Alors là, pas d’accord ! Et pendant que je me tourmentais intérieurement sur ces divergences d’appréciation entre ma tante et moi-même, l’intimidante bibliothécaire me gratifiait du regard pénétrant dont je viens de parler.

Je l’avais rencontrée à l’âge de treize ans ; et, en cet instant redoutable, j’en avais quinze, mais le regard qui s’attardait sur moi me donnait l’impression qu’il m’avait envahi en permanence depuis deux ans. En réponse à ma demande de ressortir De grandes espérances, Miss Frost finit par me dire :

  • Tu l’as déjà lu, William.
  • Oui, et je l’ai adoré, lui répondis-je.

J’avais bien failli dire que je l’adorais, elle. Très à cheval sur les formes, elle était la première personne à ne jamais m’appeler autrement que William. Ma famille et mes amis m’ont toujours appelé Bill ou Billy.

Ce que j’aurais voulu, c’était voir Miss Frost uniquement vêtue de son soutien-gorge qui, selon ma tante Muriel-de-quoi-je-me-mêle, ne lui assurait pas tout le soutien nécessaire. Toutefois, au lieu de bredouiller cette requête déplacée, j’avais formulé :

  • Je voudrais relire De grandes espérances.

Pas un mot, bien sûr, de mon pressentiment que Miss Frost laisserait sur moi une empreinte aussi dévastatrice que celle d’Estella sur ce pauvre Pip dans le livre.

  • Déjà ? me demanda-t-elle. Mais tu l’as lu le mois dernier !
  • J’ai hâte de le relire.
  • Dickens a écrit de nombreux romans, insista Miss Frost, tu devrais essayer d’en lire un autre, William.
  • Oh, je vais les lire, lui assurai-je, mais je veux d’abord relire celui-ci.

La deuxième fois que Miss Frost m’appela William, cela provoqua chez moi une érection instantanée - sauf qu’à quinze ans, j’avais un petit pénis et une bandaison dérisoire. Bref, pas de danger qu’elle la remarque.

Ma tante je-sais-tout avait dit à ma mère que j’étais peu développé pour mon âge. Il va de soi qu’elle l’entendait dans un autre sens, à moins qu’elle ne les ait tous englobés ; à ma connaissance, elle n’avait pas vu mon pénis depuis ma toute petite enfance - et encore. Il est clair que nous n’en avons pas fini avec ce mot. Pour le moment, sachez seulement que j’ai beaucoup de difficultés à dire "pénis" qui, avec mon élocution torturée - quand je parviens malgré tout à le prononcer -, devient "pénif", comme dans "canif", pour vous donner une idée.

Toutefois, Miss Frost ne savait rien de mes angoisses sexuelles en cet instant où je cherchais à emprunter De grandes espérances. A vrai dire, elle me donnait l’impression de juger que, avec tous les livres que contenait la bibliothèque, le fait d’en relire un était une perte de temps immorale.

  • Qu’est-ce que tu lui trouves de spécial, à De grandes espérances ? me demanda-t-elle.

Elle fut donc la première personne à qui j’annonçai que je voulais devenir écrivain "à cause" de ce roman, alors qu’en réalité c’était à cause d’elle.

  • Tu veux devenir écrivain ! s’exclama Miss Frost.

Elle n’eut pas l’air ravie. Se serait-elle indignée de même à l’annonce d’une vocation de sodomite, c’est ce que je me suis demandé bien des années plus tard.

  • Oui, écrivain... enfin, je crois, lui répondis-je.
  • Qu’est-ce que tu en sais ? Ça ne se programme pas comme une carrière.

Elle avait certainement raison sur ce point, mais je ne pouvais pas m’en douter. Et en la priant de me laisser relire De grandes espérances, je plaidai ma cause avec une belle ardeur car plus je l’agaçais, plus sa respiration s’accélérait pour mon plus grand plaisir, avec le bénéfice annexe que sa poitrine curieusement juvénile se soulevait à l’unisson.

A quinze ans, j’étais tout aussi amoureux transi que deux ans auparavant. Rectification : j’étais encore plus sous le charme à quinze ans qu’à treize, époque où j’avais fantasmé de coucher avec elle et de devenir écrivain - parce qu’à quinze ans l’acte imaginaire était bien plus précis, plus riche de détails concrets, si l’on veut, et que par ailleurs j’avais déjà écrit quelques phrases dont j’étais particulièrement satisfait.

Coucher avec Miss Frost tout comme devenir écrivain relevait de la chimère, bien sûr, mais une lueur d’espoir m’était-elle permise ? Curieusement, j’avais l’outrecuidance de le penser. Quant à l’origine d’une telle présomption, d’une telle confiance en soi gratuite, il faut croire que les gènes y avaient leur part.

Pas ceux de ma mère, évidemment : comment voir de l’outrecuidance dans le rôle semi-clandestin du souffleur ? Ne passais-je pas le plus clair de mes soirées avec ma maman dans cette terre d’accueil pour les talents aléatoires qu’était la troupe de théâtre amateur de notre ville ? Ce petit théâtre n’était pas le lieu de toutes les démesures et de toutes les morgues - d’où la présence de la souffleuse.

Si mon hubris était d’origine génétique, elle venait certainement de mon père biologique. Je ne l’avais jamais vu, m’assurait-on ; je le connaissais uniquement de réputation, réputation peu glorieuse, de surcroît.

"Le codeur", disait mon grand-père, qui l’appelait aussi, mais plus rarement, "le sergent". "Le sergent", disait ma grand-mère, toujours avec mépris. Selon elle, ma mère avait abandonné ses études à cause de lui. William Francis Dean était-il vraiment responsable du fait que ma mère ait lâché la fac, au fond je n’en savais rien ; elle s’était inscrite à une école de secrétariat, mais comme elle était déjà enceinte, elle avait également quitté cette école.

Ma mère disait avoir épousé mon père à Atlantic City, New Jersey, en avril 1943 - un peu tard pour un mariage en catastrophe puisque j’étais né à First Sister, Vermont, en mars 1942. J’avais donc déjà un an, et d’après ma tante Muriel, c’était surtout ma grand-mère qui tenait au mariage (célébré par un employé municipal ou un juge de paix). J’ai cru comprendre que William Francis Dean n’était pas vraiment chaud pour convoler.

"Tu n’avais pas deux ans que nous étions déjà divorcés", m’avait dit ma mère. J’avais vu le certificat de mariage, raison pour laquelle je me rappelais ce lieu apparemment exotique et éloigné du Vermont qu’était Atlantic City, New Jersey. Mon père y avait accompli une partie de son service. Quant aux papiers du divorce, on ne me les a jamais montrés.

"Le sergent ne tenait pas à se marier ni à avoir des enfants", résumait ma grand-mère, d’un air supérieur ; tout petit déjà, je voyais bien que les grands airs de ma tante lui venaient en droite ligne de ma grand-mère.

Mais grâce à ce qui s’était passé à Atlantic City, New Jersey - à l’instigation de tel ou telle, peu importe -, ce certificat de mariage me légitimait, fût-ce à retardement. Je m’appelais William Francis Dean Jr. ; je portais le nom de mon père, à défaut d’avoir grandi auprès de lui. Et j’avais donc hérité d’un certain nombre de ses gènes - sa bravoure - selon ma mère.

"Il était comment ?" lui demandais-je tant et plus. Elle répondait avec complaisance, sourire aux lèvres : "Oh, il était très beau - comme tu le seras toi-même - et farouchement brave." Ma mère était très démonstrative avec moi, tant que j’étais petit.

Je ne sais pas si tous les préadolescents et adolescents ont aussi peu de repères dans le temps, mais il ne m’est jamais venu à l’esprit de me pencher sur la chronologie des événements. Mon père avait dû engrosser ma mère fin mai ou début juin 1941 - au moment où il finissait sa première année à Harvard. Pourtant personne ne mentionnait jamais, fût-ce sur le mode sarcastique comme Tante Muriel, qu’il y avait commencé ses études.

On l’appelait toujours le codeur ou le sergent, alors que ma mère était particulièrement fière de son parcours harvardien. "Tu te rends compte ! Entrer à Harvard à quinze ans !" l’avais-je entendue dire plus d’une fois.

Mais si mon valeureux père avait quinze ans l’année de son entrée à Harvard, en septembre 1940, il devait donc être plus jeune que ma mère, qui avait eu vingt ans en avril 1940, et qui allait en avoir vingt-deux lors de ma naissance, en mars 1942.

Est-ce la raison pour laquelle ils ne s’étaient pas mariés tout de suite ? Elle avait appris qu’elle était enceinte alors que mon père n’avait pas encore dix-huit ans ! Il les avait eus en octobre 1942. Comme elle me l’a dit un jour : "L’âge de la conscription avait été obligeamment abaissé à dix-huit ans." C’est bien plus tard que j’ai réalisé que le mot obligeamment n’était pas courant dans le vocabulaire de ma mère ; c’était peut-être l’influence de l’homme de Harvard.

"Ton père pensait qu’il serait davantage maître de son destin militaire s’il devançait l’appel, et c’est ce qu’il a fait en janvier 1943", me disait-elle. Le "destin militaire" ne faisait pas non plus partie de son langage courant ; l’influence de la terminologie harvardienne, là encore.

Mon père s’était rendu en car à Fort Devens, Massachusetts - pour y faire ses classes -, en mars 1943. A l’époque, l’Air Force était rattachée à l’armée de terre ; on lui assigna une fonction précise, celle de technicien en cryptographie. Pour entraîner les jeunes recrues, l’Air Force avait choisi de s’installer à Atlantic City et sur les plages de sable environnantes. Tous les bleus, dont mon père, étaient logés dans les hôtels de luxe, qu’ils allaient très vite mettre à sac. Selon mon grand-père, "il n’y avait aucun contrôle d’identité dans les bars. Pendant les week-ends, des filles - des fonctionnaires de Washington, D.C., pour la plupart - affluaient en ville. Ça tirait de tous les côtés dans les dunes, mais on s’amusait bien quand même, tu penses !".

Ma mère disait avoir rendu visite à mon père à Atlantic City "une ou deux fois". (Alors qu’ils n’étaient pas encore mariés et que je devais avoir un an ?)

C’est sans doute mon grand-père qui l’avait escortée à cette "noce" d’avril 1943, peu de temps avant que mon père soit envoyé à l’école de cryptographie de l’Air Force à Pawling, New York - où il apprit l’usage et les algorithmes du chiffrement. De là, vers la fin de l’été 43, il fut muté à la base de Chanute Field à Rantoul, Illinois. "C’est dans l’Illinois qu’il s’est familiarisé avec les rouages de la cryptographie", disait ma mère. Ils étaient donc toujours en contact dix-sept mois après ma naissance ("rouage" n’a jamais été un maître mot dans la bouche de ma mère).

"A Chanute Field, ton père a commencé à travailler sur la première machine de codage militaire, une espèce de télétype, avec un ensemble électromécanique de rotors de chiffrement accolés les uns aux autres", me dit un jour mon grand-père. Pour moi, c’était du chinois ; de toute façon, rien n’indique que mon père lui-même, ce grand absent, aurait pu me faire comprendre les fonctions d’une machine de codage.

Mon grand-père ne mettait aucun mépris dans les termes codeur ou sergent, et il aimait bien me réciter les faits d’armes de mon père. C’est sans doute par sa pratique du théâtre amateur que mon grand-père avait développé sa mémoire ; il était capable de se rappeler les détails les plus précis et les plus complexes et de me raconter avec exactitude tout ce qui était arrivé à mon père ; et, de fait, le travail de cryptographe de guerre, le codage et le décodage de messages secrets, n’était pas sans intérêt.

John Iriving

Né en 1942 à Exeter (New Hampshire), où il a grandi et fait ses études, John Irving est issu, par sa mère, d’une grande famille de la Nouvelle-Angleterre et n’a jamais connu son père biologique. D’où l’importance de la filiation dans l’oeuvre prolifique de ce célèbre écrivain et scénariste américain, passionné de lutte. A 26 ans, il publie son premier roman, Liberté pour les ours !, mais c’est avec le quatrième, Le Monde selon Garp, paru en 1978, qu’il connaît enfin le succès. Les suivants seront autant de best-sellers, de L’OEuvre de Dieu, la part du Diable à Dernière Nuit à Twisted River.

Traduit de l’anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot. Avec l’aimable autorisation des éditions du Seuil.


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Publié sur OSI Bouaké le lundi 13 mai 2013

 

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