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Un journaliste « Dans la peau d’un maton »



| Rue89 | 01/03/2011 | Par Mathieu Deslandes

De la misère, Arthur Frayer en a pris « plein la gueule », comme promis par les surveillants de prison qui lui ont enseigné le métier.

Raconter « de l’intérieur » est un procédé journalistique qui produit parfois des résultats passionnants. C’est le cas du récit d’Arthur Frayer, journaliste devenu surveillant de prison parce que « la meilleure manière d’entrer dans cet univers, à moins de se faire condamner, était de se faire embaucher comme maton ».

Il a réussi le concours de l’Ecole nationale de l’Administration pénitentiaire (Enap) puis effectué huit mois de formation.

Fleury-Mérogis, Châteaudun, Orléans : au cours de ses stages derrière les barreaux, la surpopulation carcérale a cessé d’être une donnée statistique et le poids de l’enfermement, un constat théorique. Ils sont devenus des corps, des dialogues, des odeurs.

"Dans la peau d’un maton", par Arthur Frayer (éd. Fayard).Le livre qu’Arthur Frayer a tiré de cette expérience, « Dans la peau d’un maton » (éd. Fayard), sort ce mercredi en librairie. Rue89 en publie les bonnes feuilles.

La scène qui suit intervient au tout début de la formation d’Arthur Frayer. Après trois semaines de cours, il est envoyé en stage d’observation à Fleury-Mérogis avec d’autres étudiants. C’est sa première visite en prison.


Le chef nous souhaite la bienvenue : « Bonjour, je m’appelle Richard et je serai votre formateur pour les quinze prochains jours. » Il entre aussitôt dans le vif du sujet :

« Je préfère vous prévenir tout de suite : de la misère, vous allez en prendre plein la gueule. Autant vous y habituer tout de suite, car vous n’avez pas idée de ce que vous allez voir. »

« Des assassins se retrouvent avec des voleurs de poules »

Richard nous explique : Fleury-Mérogis est un établissement hors normes, une « Cocotte-Minute prête à exploser » où « six heures de travail correspondent à douze, voire dix-huit heures dans un autre établissement ». Prison modèle à sa construction, dans les années 1960, elle a vieilli très rapidement, gangrenée par la surpopulation carcérale et ses pics à 4 000 détenus pour un peu moins de 3 000 places. Beaucoup de surveillants sont des jeunes de moins de 30 ans, venus faire leurs premières armes ici et qui retourneront chez eux dès qu’ils auront suffisamment d’ancienneté. Quant aux prisonniers, « l’immense majorité d’entre eux a moins de 21 ans ».

Il poursuit sur les différents types de prison. Il en existe trois. D’abord, les centres de détention et les maisons centrales, qui accueillent les condamnés à de longues, voire très longues peines. Là-bas, il n’y a jamais de surpopulation. « Pour ne pas que ça pète. » Et puis il y a les maisons d’arrêt, « comme Fleury ». Elles n’accueillent « en théorie » que les prévenus (détenus en attente de jugement) et les condamnés dont le reliquat de peine est de moins d’un an.

« Je dis bien “en théorie”, précise-t-il. Dans les faits, on nous case aussi les longues peines quand il n’y a pas de place en centrale ou en centre de détention. Ce qui fait que des assassins se retrouvent avec des voleurs de poules. »

Nous hochons la tête en silence, comprenant que tout cela ne présage rien de bon.

Le « petit commissariat » des policiers véreux

Dans un coin de la salle, une maquette de la prison vue du ciel fait ressortir la géométrie parfaite, stalinienne, des cinq tripales réparties en étoile. Au D1, la première tripale, s’entassent les travestis, les « médiatiques » et les détenus de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Le bâtiment est surnommé le « petit commissariat », parce qu’il accueillait les policiers véreux. Le D2, fraîchement rénové, là où je vais effectuer mon stage, reçoit les détenus de l’Essonne et des Yvelines. Le D3, en cours de réfection, est fermé pour le moment. […] Le D4 accueille les primo-arrivants et les services médicaux. Quant aux détenus les plus dangereux, comme Antonio Ferrara, autoproclamé le « braqueur de tirelire », ils sont regroupés dans le D5.

Les cinq formateurs nous emmènent visiter la prison. Direction : les parloirs. Des box vitrés sont alignés les uns à côté des autres. Un petit muret en guise de table et deux chaises, sans aucune vitre de séparation. On nous explique que Robert Badinter a fait disparaître les « parloirs Hygiaphone » dans les années 1980. Ils n’existent plus qu’en cas de sanction frappant le détenu, ou si le juge le demande.

« On les laisse faire un petit bisou à leur femme, poursuit un gardien, mais pas question que ça aille plus loin. Sinon, on les rappelle à l’ordre en tapotant au carreau. Certains ne sont franchement pas gênés, ils se feraient faire des gâteries juste à côté d’un box où il y a des gamines de six ans ! »

Sexe interdit, préservatifs tolérés

Un autre nous raconte qu’un détenu fait parfois venir une prostituée au parloir en la faisant passer pour sa femme. Un stagiaire s’étonne : comment parviennent-ils à ne pas se faire repérer ?

« Il faut les prendre sur le fait, c’est compliqué. Quand le surveillant passe, ils sont simplement enlacés, à se faire des papouilles, et dès qu’il disparaît, ils vont plus loin. Et puis, les putes, elles savent y faire, c’est leur boulot ! »

Les détenus n’ont donc pas droit au sexe. Passe encore pour un condamné à quelques mois, mais comment fait quelqu’un qui en a pris pour vingt ans ? […] En fait, la loi proscrit les relations sexuelles, mais sans les nommer :

« Constitue une faute disciplinaire du 2e degré le fait pour un détenu d’imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur. »

Pour une telle faute, un taulard peut être envoyé au quartier disciplinaire pendant plusieurs jours. Pourtant, la distribution des préservatifs est tolérée… Une heure à l’intérieur d’une prison, et déjà des paradoxes plein la tête.

Nous poursuivons par la visite d’une cellule. […] J’ai l’impression de pénétrer subrepticement dans la chambre d’un inconnu. Je vais devoir m’y habituer.

« Quand ils mettent le feu, ce n’est pas pour se suicider »

Nous arrivons ensuite au quartier disciplinaire (QD), le « mitard », la prison de la prison, où sont isolés les détenus punis […]. Un mois et demi à l’isolement total, sans aucun contact avec les autres ; vingt-deux heures en cellule, deux heures de promenade. Les activités et le travail sont interdits. La télé est supprimée, mais on a de quoi lire et écrire. Compensation bien maigre quand on sait qu’un quart de la population carcérale est analphabète. Depuis peu, le détenu peut aussi bénéficier des parloirs et de la visite d’un aumônier.

Le quartier disciplinaire se trouve au D2, un bâtiment tout juste rénové, remis en service au mois de janvier. Malgré la modernité des locaux, 18 des 78 cellules sont déjà hors service.

« La faute aux détenus qui y mettent le feu, explique un formateur. On dit toujours que tout est cassé, que rien ne fonctionne, en prison. Les médias adorent ça ! On oublie de dire que ce sont les détenus qui les foutent en l’air, la plupart du temps ! »

Je sens que je n’ai pas fini d’entendre critiquer « les médias ». Un de ses collègues enchaîne :

« Souvent, quand ils mettent le feu, ce n’est pas pour se suicider, mais juste histoire de nous faire chier. Par exemple, si on leur refuse une sortie, c’est leur moyen de nous dire : “Tu ne veux pas me faire sortir ? Eh bien, tu vas être obligé de le faire quand même ! ” »

Le surveillant responsable de l’étage nous ouvre la porte d’une cellule en nous mettant en garde :

« Attention ! Ne vous adossez pas aux murs ! »

Je me retourne. De haut en bas, la paroi est maculée d’excréments séchés. Du sang coagulé est étalé au plafond, juste au-dessus des toilettes. […]

« Accueilli par des bols de pisse »

Richard, le chef des formateurs, nous fait visiter une seconde cellule, qui a brûlé. Les murs sont carbonisés. Les alentours des latrines sont d’un noir charbonneux. Bras croisés, parcourant des yeux le haut des murs, il nous explique que beaucoup de détenus perdent tous leurs repères psychologiques quand ils entrent au quartier disciplinaire.

« J’ai même été accueilli par des bols de pisse ou des petites boulettes de merde séchées qu’on me jetait à la gueule quand j’ouvrais la porte. D’autres se mettent à poil, s’enduisent de leur propre merde, ou perdent l’usage de la parole. »

Une jeune stagiaire à côté de moi fait une moue dégoûtée.

Un autre gardien raconte l’histoire d’une femme, détenue à la Maison d’arrêt des femmes, qui mangeait son matelas.

« On a dû le lui retirer. Aussitôt après, les travailleurs sociaux nous ont reproché une “atteinte à la dignité humaine”. Pourtant, c’est ça ou la personne se suicide ! Qu’est-ce que vous feriez, à ma place ? Je laisse le matelas : on m’accuse de non-assistance à personne en danger. Je le retire : on m’accuse d’atteinte à la dignité humaine ! Dans les deux cas, c’est le surveillant qui se fait avoir. »

Une raquette de tennis qui se transforme en poignard

La visite matinale se termine par un rapide passage dans la salle de fouille. Officiellement appelée « fouille à corps » et rebaptisée « fouille à cul » par les surveillants, elle est strictement encadrée et aucun contact physique n’est autorisé. Un surveillant adipeux d’une cinquantaine d’années nous explique très poétiquement son travail : « Ici, c’est simple, on voit passer des kilomètres de bites ! Et puis, quand on reçoit des travelos, je laisse le petit nouveau s’en occuper », lâche-t-il dans un éclat de rire en désignant du menton le surveillant stagiaire assis sur une chaise en face de lui.

L’heure du déjeuner. Nous longeons un bâtiment décrépi. Des herbes folles sortent des craquelures du bitume au milieu des canettes rouillées et des Coton-Tige sales. Le mur a pris une teinte incertaine, entre le gris et le brun poussière ; tout a l’air abandonné. A l’abord des fenêtres, une bordée d’injures nous tombe dessus :

« Enculés ! Salauds ! Pédés ! »

« Alors, la bleusaille, on va vous former ! » […]

Retour l’après-midi dans la salle de réunion, où les formateurs nous montrent différents objets retrouvés en détention : une chaussure dont le talon a été évidé de sa mousse pour y glisser un téléphone portable (« on a réussi à le trouver parce que les gardiens se sont étonnés de voir le détenu repartir du parloir avec des chaussures neuves ! ») ; un stylo à bille dont l’encre a été remplacée par de très fines lames de scie à métaux (« on ne l’a trouvé que parce qu’un détenu en a balancé un autre pour se venger ») ; une raquette de tennis de table au manche escamotable qui se transforme en poignard ; idem d’une boucle de ceinture métallique.

« Vous n’êtes pas là pour les juger une deuxième fois »

Une fois que les objets sont passés de main en main, un des surveillants marque un silence, balaie la salle du regard et nous met une nouvelle fois en garde :

« Pour exercer ce métier correctement, je vous déconseille d’aller voir ce qu’ont fait les détenus pour être condamnés. En théorie, nous n’avons pas accès aux dossiers, mais il y a toujours moyen de savoir. Cela altérera votre façon de travailler. Savoir qu’un détenu est là pour meurtre suffit ; n’allez pas chercher les détails, parce qu’une fois qu’on les connaît le regard devient forcément différent. Certains sont là parce qu’ils n’ont pas payé leur pension alimentaire. Mais comment réagirez vous quand il vous faudra traiter de la même manière, avec le même respect, un pédophile qui a sodomisé une gamine de 3 ans […] ?

Vous n’êtes pas là pour les juger une deuxième fois. Sinon, il fallait passer le concours de magistrat, ou alors devenir député pour changer la loi. »

« Le meilleur d’entre eux ne vaut rien »

Nous restons tous silencieux, impressionnés, confus. Je ne m’attendais pas à ce genre de discours dans la bouche d’un maton. La tirade humaniste résonne encore dans nos têtes pendant quelques secondes. Mais j’ai tôt fait de déchanter quand le surveillant conclut :

« N’oubliez pas, quand même, que le meilleur d’entre eux ne vaut rien ! » […]

Il est près de 17 heures. Ma première journée de « presque maton » touche à sa fin. Nous n’avons pas bougé de nos chaises de l’après-midi et mes membres sont ankylosés. Les autres élèves ne cessent de consulter leur montre. Un des formateurs conclut avant de nous laisser partir :

« Un jour, un détenu m’a dit : “Vous savez, surveillant, moi, je vais partir d’ici avant vous ! Vous, vous y êtes encore pour trente ans ! ” »


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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 4 mars 2011



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