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Hippocrate ou Harpagon ? Quand des médecins refusent de soigner...



Par Pierre Rimbert , le monde diplomatique, septembre 2009

« La tonalité de la réponse peut être parfois brutale, voire agressive, sans appel (...). Un médecin explique : “Je ne prends pas ça.” » Ça ? Un bénéficiaire de la couverture maladie universelle (CMU) qui tente de décrocher un rendez-vous par téléphone. A l’occasion, le refus s’accompagne d’une explication fantaisiste (« C’est pas possible »), roublarde (« Les papiers, ça me fatigue »), voire facétieuse :

« Comment avez-vous trouvé mon numéro ?

— Sur le Bottin.

— Bien, essayez la ligne suivante ! »

Ces échanges et observations figurent dans une étude sur « Le refus de soin à l’égard des bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire à Paris » (1). Rendue publique le 1er juillet 2009, elle établit qu’un quart des médecins testés refusent d’accorder des soins aux pauvres : 38 % des gynécologues, 31,6 % des dentistes, 28 % des ophtalmologues, 19,4 % des généralistes, 5,2 % des radiologues. Et montre que la cupidité motive bien souvent ces agissements, la grande majorité des fins de non-recevoir émanant de docteurs autorisés à pratiquer des dépassements d’honoraires — sauf, justement, avec les bénéficiaires de la CMU.

Au moment d’embrasser la carrière, chacun d’eux a pourtant prêté un serment inspiré de celui d’Hippocrate, l’illustre médecin grec (IVe siècle av. J.-C.) : « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain (...). Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré et méprisé si j’y manque. » Jusqu’en 1996, les carabins concluaient leur prestation par un retentissant : « Je jure ! Je jure ! Je jure ! »

Honneur ou honoraires, tel est donc le dilemme auquel furent confrontés, en décembre 2008 et janvier 2009, 861 praticiens installés à Paris intra-muros. L’occasion ? Un testing réalisé par une équipe de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes).

Mis en œuvre sur un échantillon représentatif de dentistes, de généralistes et de spécialistes conventionnés en secteur 1 (tarif de base de l’assurance- maladie) ou en secteur 2 (honoraires libres, donc plus élevés qu’en secteur 1), le protocole reproduisait le principe d’une prise de rendez-vous : un acteur muni d’un script appelle un professionnel de santé, demande une consultation et annonce qu’il est bénéficiaire de la CMU. Le docteur ou son secrétariat accepte ou décline. Si le refus n’est pas ouvertement imputé à la CMU, un deuxième acteur sollicite un rendez-vous, mais sans préciser sa couverture sociale. Qu’il l’obtienne, et le caractère discriminant du premier rejet sera aussitôt établi. Les résultats ainsi obtenus « sont plutôt sous-estimés », précisent les chercheurs.

Ils n’en décoiffent que davantage. Dans le secteur 2 (honoraires libres), un tiers des généralistes, 31 % des ophtalmologues et... 40 % des gynécologues barrent aux pauvres l’accès de leurs salles d’attente. Un taux trois fois supérieur à celui de leurs (rares) confrères qui s’en tiennent aux tarifs de l’assurance-maladie (2). C’est peu dire que la perspective de voir un RMiste froisser des velours d’ordinaire dévolus à une clientèle capable de régler 100 euros pour une consultation facturée 25 euros au « tarif Sécu » afflige les praticiens. Les uns arguent de la saturation de leur carnet de rendez-vous, de lourdeurs administratives, d’une absence de lecteur de carte Vitale (ils doivent alors remplir une feuille de soins !) ou, sans ambages, de l’interdiction d’appliquer des dépassements d’honoraires. Car, avec la CMU complémentaire, le patient ne débourse rien, et le médecin reçoit un paiement direct de l’assurance-maladie au tarif de base. Les professionnels à honoraires libres ne peuvent donc percevoir leur rétribution habituelle. « Si je prends la CMU, explique une gynécologue, je peux fermer mon cabinet. »

D’autres invoquent l’incapacité présumée des précaires à respecter les horaires, le spectre du punk à chiens qui fait détaler la patientèle huppée et — horreur ! — divulgue la bonne adresse à ses camarades. Avec 171 713 bénéficiaires de la CMU recensés à Paris à la fin 2008, le pire est à craindre. D’où, chez certains médecins que des scrupules dissuadent de raccrocher au nez du malade, l’effort d’imagination déployé pour le convaincre qu’il s’est trompé d’adresse.

Il y a d’abord le ton avenant (« Vous prenez la CMU ? — Ben... Moui... »), l’art pas toujours maîtrisé de mettre à l’aise (« Ça ne m’arrange pas ! », « Je ne cours pas après ! »), les conseils d’ami (« Allez à l’hôpital ! »). Sans oublier les propositions de soins au prix fort et les délais de plusieurs mois qui laissent le temps de réfléchir au sens de la vie. Ici, on accorde la charité, mais uniquement aux bons pauvres — « J’accepte quand on me le demande gentiment », prévient un radiologue. Là, on exhorte les malades à se ressaisir — « Vous êtes rue F... C’est pas un endroit où on prend les CMU », annonce la secrétaire d’un cabinet dentaire sis dans le 8e arrondissement. Et puis il y a tous les autres, la majorité, qui accueillent sans ciller. « Vous êtes les bienvenus » ; « Ça serait une honte de refuser. C’est interdit » ; « C’est normal, c’est la loi ! »

En effet. Promulguée le 17 juillet 1999, la loi CMU organise l’accès aux soins des plus démunis. Le régime de base se double d’une couverture complémentaire (CMU-C) qui, on l’a vu, dispense d’avancer les frais. Délivrée sous condition de bas revenus, moins de 621 euros mensuels pour une personne seule, cette mutuelle gratuite couvrait 4 174 753 individus au 31 décembre 2008. Des bénéficiaires souvent privés d’emploi et peu diplômés. La remontée massive du chômage laisse augurer une hausse sensible des effectifs à l’horizon 2010.

Au-delà du phénomène dont elle confirme l’ampleur, la lecture de l’enquête suggère une série de questions désagréables. Sur le rôle de la médecine libérale dans la dégradation du système de santé, par exemple — un secteur privé qui draine les patients les plus aisés et rejette vers l’hôpital public les malades de « deuxième choix ». Sur la sensibilité aux discriminations, qui paraît s’émousser quand ces dernières frappent les pauvres — ô l’inextinguible scandale si un tiers des dentistes parisiens refusaient de soigner les femmes, les Juifs, les Noirs... Sur la mansuétude dont jouissent les délinquants issus des professions intellectuelles supérieures.

En refusant de soigner un bénéficiaire de la CMU, un praticien s’assied simultanément sur le code de déontologie médical et sur l’article 225-1 du code pénal consacré aux discriminations, délit passible de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Par quel miracle les ophtalmologues ne contribuent-ils pas davantage à la surpopulation carcérale ?

S’il reconnaît le caractère « illégal » du refus de soins aux pauvres, le conseil national de l’ordre des médecins juge surtout « intolérable que certains se spécialisent dans le discrédit à l’encontre de l’ensemble du corps médical en raison du comportement de quelques-uns » (communiqué du 15 juillet) ; un refrain entonné peu avant par les banquiers qui venaient de ruiner la planète sans encourir non plus la moindre sanction. Il n’est sans doute pas de plus pure expression du privilège de classe que cette impunité garantie depuis des lustres par la composition sociale du Parlement. L’Assemblée nationale compte huit chirurgiens, sept dentistes, trente-six médecins et deux professeurs de médecine. Lors de la discussion de la loi hôpital, patients, santé, territoires (HPST, publiée le 22 juillet), les sénateurs ont anéanti les dispositions facilitant la lutte contre le refus de soins, comme l’institutionnalisation du testing. « Dans les deux chambres, la plupart des parlementaires présents lors des débats sur HPST étaient médecins », relève M. Sylvain Fernandez-Curiel, du Collectif interassociatif sur la santé, lequel défend les intérêts des usagers (3).

Contrairement au banquier, le médecin jouit d’un préjugé favorable. C’est le pompier de la grippe A, l’ange au stéthoscope qui sauve la vie. Descendant, non pas du ciel, mais le plus souvent de bonnes familles bourgeoises (4), c’est aussi un individu à qui la collectivité a offert dix à quinze années d’études passionnantes. Une formation coûteuse, financée par une population active dont 70 % n’est pas diplômée de l’enseignement supérieur. Eduquer un travailleur intellectuel consiste à convertir une richesse collective en savoir individuel. L’opération confère aux médecins des responsabilités écrasantes, une position sociale élevée, des revenus confortables (5). Et, à certains, des manières d’Ancien Régime.


(1) Caroline Desprès, Stéphanie Guillaume et Pierre-Emmanuel Couralet, « Le refus de soin à l’égard des bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire à Paris », Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture universelle du risque maladie, Paris, juillet 2009, téléchargeable sur http://www.ladocumentationfrancaise... ; des études analogues ont été régulièrement publiées depuis dix ans.

(2) Seul un gynécologue parisien sur dix et moins d’un ophtalmologue sur sept sont conventionnés en secteur 1, contre un peu moins d’un généraliste sur deux.

(3) Collectif interassociatif sur la santé, « Journée “Assurance-maladie” contre les refus de soins du 8 juin 2009 », Paris, juillet 2009.

(4) Pascale Breuil-Genier et Daniel Sicart, « L’origine sociale des professionnels de santé », Etudes et résultats, n° 496, Paris, juin 2006.

(5) En moyenne, pour l’année 2007, 109 400 euros nets pour les spécialistes et 66 800 euros nets pour les omnipraticiens. Cf. Hélène Fréchou et François Guillaumat-Tailliet, « Les revenus libéraux des médecins en 2006 et 2007 », Etudes et résultats, n° 686, avril 2009.


Publié sur OSI Bouaké le mardi 10 novembre 2009

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