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A corps perdus



Libération - 23/10/2010

En Espagne, un croque-mort retrouve et rapatrie bénévolement au Maroc les victimes de l’immigration clandestine, et permet ainsi aux familles d’enterrer leurs proches.

Par François Musseau Envoyé spécial à Algésiras et à Casablanca

« La nuit s’en est allée. Où cela ? Où elle était. Il est évident que tous les êtres reviennent chez eux », chantait le grand poète soufi Rûmi. Le jeune Bouchaîb est revenu chez lui, mais ce fut loin d’être évident. Son cadavre repose en bordure du cimetière hérissé d’herbes folles, en face du vieux mausolée. Une tombe semblable aux autres, un monticule de terre rudimentaire, sans nom ni date, à proximité du douar, le village de L’Hahyamna. Perdu dans la campagne rase et brûlée, à deux heures de Casablanca, c’est un groupe de maisons de terre séchée où vivent 200 familles, « unies comme les doigts de la main », selon les habitants. Tous ont été bouleversés par la mort de Bouchaîb, et surtout par son retour. « Il a été intrépide, il a été tué, c’était la volonté d’Allah, dit sa mère. Et dans ce drame, je me dis chanceuse. Son corps nous est revenu, comme par miracle. Je me sens en paix. » Des nombreux jeunes de la région portés disparus en Europe, son fils est le seul « revenu ».

Bouchaîb, 20 ans, n’avait aucune chance de reposer un jour chez les siens. Comme les centaines de Marocains qui périssent en tentant de rejoindre l’Europe via le détroit de Gibraltar, ses restes devaient, au mieux, être inhumés à la va-vite, dans l’anonymat. Dans une des misérables sépultures barrées d’une inscription, « naufragio » ou « desaparecido », semées un peu partout en Espagne.

En février dernier, Bouchaîb, fils aîné de sept enfants, quitte le douar, prétextant rejoindre des amis à Casablanca. En fait, il a décidé de passer en Espagne, coûte que coûte. Ce rêve l’habite depuis toujours. En 2007, à 17 ans, il avait réussi son coup en clandestin, à bord d’une patera, une grosse barque de pêcheurs. Trois ans plus tard, la garde civile l’avait expulsé vers le Maroc. De retour au douar, il n’avait plus qu’une idée en tête, repartir. Mais la deuxième tentative sera une tragédie. A Tanger, comme des milliers d’autres adolescents avant lui, il passe la frontière au nez et à la barbe des douaniers espagnols, accroché sous un camion. Au premier arrêt d’autoroute après Algésiras, le routier découvre son corps carbonisé, arc-bouté à la tête du moteur. Une jambe et un bras ont été sectionnés.

Carte d’identité en lambeaux

C’est là qu’entre en scène Martín Zamora. Croque-mort à Algésiras, tout au sud de l’Espagne, il s’est donné pour mission de rapatrier les cadavres des sans-papiers marocains. Peu après la mort de Bouchaîb, Martín examine le cadavre dans les locaux de la PJ d’Algésiras. Dans une poche, les policiers ont trouvé une carte d’identité en lambeaux. Bouchaîb Choubiani est né en 1990 à L’Hahyamna, province de Sidi Smail, Maroc. Martín contacte les parents, avec l’aide de la gendarmerie marocaine.

En juillet, une fois les nombreuses autorisations obtenues, le convoi funèbre part vers le Sud. « Un voyage particulièrement pénible », se souvient Martín qui n’a pu oublier l’attente au ferry, les ennuis de mécanique, la chaleur, la poussière… Au total, vingt heures sans dormir, en compagnie d’une interprète et du chauffeur du corbillard. Martín veut arriver dans la matinée : il sait que, selon le rite musulman, le cadavre doit être inhumé au plus vite. Dès leur arrivée à L’Hahyamna, les femmes entonnent leur chant de pleurs. La mère, Fatna, exige l’ouverture du cercueil recouvert de zinc, pour un ultime adieu. Bouchaîb n’est plus qu’un buste calciné, explique Martín, c’est impossible. Le douar entier accompagne le cercueil, porté à l’épaule à la mosquée, puis au cimetière.

Dans le village, nul n’a su qui était le rondouillard au bouc châtain qui pilotait le convoi mortuaire. Martín, il est vrai, a à peine ouvert la bouche et est parti dès la cérémonie terminée. Il ne parle pas l’arabe et n’a pas cherché à communiquer. Au village, on l’a pris pour un ambulancier, le membre d’une ONG, ou un simple chauffeur. Un « homme discret et bon », qui n’a pas demandé un dirham à la famille Bouchaîb.

A Algésiras, Martín a une tout autre réputation : « Ce bonhomme est plus près de la mort que de la vie », glisse une de ses connaissances. Il vit et travaille à Los Barrios, dans la périphérie d’Algésiras, cité dortoir banale de la Costa del Sol. A tout juste 50 ans, il parle d’une voix basse et monocorde, il fume des Marlboro à la chaîne. Le regard insaisissable derrière des lunettes de comptable, la démarche lourde, il porte une chemise en jean qui laisse deviner sa bedaine. En apparence, ce n’est pas le bon samaritain auquel on s’attendait. L’impression se confirme dès ses premières déclarations, abruptes. Martín se présente comme un businessman de la mort, sans dieu ni idéal, qui tient les pompes funèbres de Los Barrios depuis douze ans. Père de 7 enfants, qu’il a eu avec trois femmes, il dit « ne pas aimer les gamins ».

Remuer ciel et terre

Il y a quelques années, afin d’agrandir son affaire, il a trouvé le filon marocain, son véritable fonds de commerce aujourd’hui. Sa clientèle officielle est faite des centaines de milliers de Marocains installés en Espagne en toute légalité, qui veulent être enterrés au « pays ». Il en aurait rapatrié 3 000 en moins de dix ans. Sur le créneau des « légaux », Sefuba, son entreprise, est imbattable, offrant un service impeccable pour 4 000 euros, la moitié de ce que demande la concurrence. Martín travaille sur la route, contrairement à ses confrères, qui glissent les cercueils dans les soutes des avions sans les accompagner. Lui, il arrive qu’il monte jusqu’à La Corogne, au nord-ouest de l’Espagne, et redescende jusqu’à Marrakech. Soit 2 200 kilomètres au compteur, en un temps record : « Je connais le Maroc comme ma poche, les routes goudronnées comme les pistes en terre, et je n’ai pas peur de conduire deux jours d’affilée », explique-il.

A l’entrée de sa funeraria, un grand bâtiment dans les hauteurs de Los Barrios, Martín a fait construire une mosquée blanche. Sans changer son nom chrétien, ce « mécréant », comme il se définit, s’est converti à l’islam « par solidarité avec mes clients », devenant même le chef de la communauté islamique de sa bourgade. Sur ce sujet, il ne paraît pas à son aise : « Heureusement, mon lumbago me donne une excuse pour ne pas m’agenouiller pendant la prière du vendredi, se justifie-t-il. Et mon diabète m’évite d’avoir à faire le ramadan ! »

Dans la vaste salle d’attente de sa funeraria, il explique : « Nous faisons les choses sérieusement. Chaque mort marocain est lavé rituellement par l’imam, puis drapé dans un linceul. C’est pour cela que les musulmans me préfèrent. Le bouche à oreille a marché à fond ! »

Et les clandestins noyés dans les remous de Gibraltar ou carbonisés sous un camion, comme Bouchaîb ? C’est une autre part de sa vie, qu’il laisse le plus souvent dans l’ombre. Tout a commencé en 1999, sur une plage proche d’Algésiras, où 16 corps de naufragés marocains venaient d’échouer. Depuis, des centaines d’autres ont péri en mer - jusqu’à 3 000 selon des sources humanitaires. Ce jour-là, Martín accourt sur les lieux du drame : « J’ai vu une bonne affaire, 4 000 euros par tête. Le problème était juste de retrouver les familles », raconte-t-il de sa voix éraillée par les Marlboro.

Au volant d’une fourgonnette, il part dans la région de Beni Mellal (centre du Maroc) d’où, pense-t-il, viennent les naufragés. Il fait les marchés, expose les vêtements, montres, et papiers retrouvés sur les corps. Une première famille se présente, puis d’autres. « Là, ce fut un choc ! Je pensais faire du fric mais ces gens étaient misérables, avec à peine de quoi manger jusqu’au lendemain. Finalement, j’ai mis 30 000 dirhams [3 000 euros] de ma poche ! » Depuis, Martín s’est fixé une ligne de conduite : lorsqu’il rapatrie un clandestin mort, il demande le strict minimum aux parents : « Je facture au prix coûtant. Ou bien, si c’est vraiment la dèche, je ne fais rien payer du tout. » Il assure avoir ainsi « livré » des centaines de morts, en majorité des jeunes. Il peut remuer ciel et terre, activer ses mille contacts (policiers, ambulanciers, juges, consuls…) pour disposer du corps dès que possible, le conserver dans une chambre froide, identifier la famille et le rapatrier dans les meilleurs délais. « Cela exige de la ténacité, jusqu’à six mois d’attente. Sans test ADN, par exemple, les juges retiennent le corps. »

L’arrivée du convoi funéraire au village est toujours une épreuve. Souvent, les mères n’ont pas revu leur fils depuis des années. Elles pleurent, s’arrachent les cheveux, se fouettent jusqu’au sang. « C’est violent, mais au moins le deuil se fait. Ce qui est impossible si leur fils est porté disparu », dit le croque-mort.

A observer ce coriace en affaire, au volant de sa Mercedes, on se demande ce qui le fait courir bénévolement jusqu’au fin fond du Maroc. A Los Barrios, il est perçu comme un potentat avide et sans scrupule, qui exerce un monopole avec sa funeraria, et contraint ses « clients » potentiels à signer des contrats d’assurances-vie. D’où lui vient la mission qu’il s’est donnée ? La réponse est dans son passé. Plusieurs fois, Martín s’est retrouvé au bord du gouffre, sans domicile ni argent. Une nuit pluvieuse de l’hiver 1997-1998, il a débarqué de Murcie, sur la côte est, avec 100 pesetas en poche, un cocker et un berger allemand.

Au bord du gouffre

Sa funeraria avait périclité, sa mère venait de mourir et sa femme l’avait quitté. Le croque-mort s’est accroché au premier venu, un impresario belge installé à Algésiras, qui l’héberge et finance son projet de pompes funèbres. « Je ne sais trop s’il y a un dieu, mais je crois en une main amie qui se tend, un ange gardien, lorsqu’on est au fond du précipice, dit Martín. Quand je vois un naufragé ou un type en danger, je me vois à sa place. Il faut que je l’aide, c’est plus fort que moi. »

Depuis la crise économique, les candidats à l’émigration se font rares et de nombreux résidents marocains sont déjà repartis au pays. Son chiffre d’affaire a chuté de 70 %. Encore une fois sur un siège éjectable, il a un nouveau projet en tête : vendre sa funeraria, émigrer au Brésil et y monter une nouvelle affaire de pompes funèbres. « Mais avant de partir, je veux réaliser un vieux projet : obtenir que les 300 ou 400 cadavres de clandestins qui gisent, anonymes, dans des cimetières espagnols, soient rapatriés, avec le financement de l’Etat marocain. » Après seulement, Martín Zamora quittera Algésiras, l’isthme de la mort.


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 24 octobre 2010

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